J’ouvris les yeux à 6 h 28, comme chaque matin. L’alarme du réveil, deux minutes plus tard, me fit sortir du lit. Comme chaque matin, j’attachai mes cheveux avec un élastique et enfilai ma tenue de sport. Je traversai l’appartement, mon sac sur l’épaule, attrapai mes clés dans le vide-poche, claquai la porte et descendis par l’escalier. Comme chaque matin, je me rendis à la piscine en courant et, comme chaque matin, j’étais la première à l’eau, plus exactement la seule. Ma cabine réservée m’attendait. En quelques minutes, je me changeai, mis le téléphone à l’abri dans sa housse waterproof que je fixai ensuite à mon bras. Je plaquai mes cheveux dans un bonnet infâme, mais indispensable, chaussai mes lunettes et pris mon pince-nez. Mon parcours jusqu’à l’eau n’était pas celui des autres usagers de la piscine, qui n’arriveraient que plus tard. Grâce à un billet glissé chaque mois à l’agent de service, je passais par l’accès du personnel ; j’avais en horreur les pédiluves, que je savais infestés de microbes. À 7 h 10, je plongeai dans un bassin désert et silencieux. Les quarante minutes suivantes, je crawlai sans interruption, relevant uniquement le nombre de fois où mon téléphone vibrait sur mon bras. La vibration fut plus forte à 7 h 50, je finis la longueur entamée et sortis de l’eau. Je repris le passage secret et retournai dans ma cabine me rhabiller. Je regagnai mon appartement au pas de course jusqu’en haut de l’escalier. La matinale de la télé m’accompagna durant mon cérémonial du matin. Après ma douche, j’enfilai la jupe crayon noire et le top crème soigneusement sélectionnés la veille. Je brossai mes cheveux méticuleusement et les attachai en queue-de-cheval stricte. Pour être certaine qu’aucune mèche ne dépasse dans la journée, je les laquai. Ensuite, le maquillage : d’abord l’application de ma crème de jour, suivie du fond de teint et de la Terracotta pour matifier mon visage toute la journée. Je ne supportais aucune brillance sur ma peau, ça faisait négligé. J’assombris légèrement mes paupières avant d’appliquer un léger coup de crayon et le mascara, pour faire ressortir mes yeux verts. La touche finale, le baume mat et transparent sur les lèvres. La souillon que j’avais été dans une autre vie avait dû se résoudre à prendre des cours avec des pros, et savait désormais se mettre en valeur et entretenir son corps. Je terminai par deux vaporisations de parfum — pas plus pas moins — dans le creux de mon cou, Un jardin sur le toit, le même depuis des années. Ma veste de tailleur enfilée, je me rendis dans la cuisine. Debout, accoudée au plan de travail, j’avalai une barre énergisante aux céréales et une capsule d’espresso avant de filer. Mon taxi m’attendait en bas de l’immeuble. Timing parfait, me félicitai-je en grimpant à l’arrière de la berline, le téléphone déjà à la main.
L’agence de Bertrand était située dans un immeuble à Miromesnil. Les lieux n’avaient plus grand-chose d’haussmannien. Lorsque Bertrand avait investi dans ces trois cents mètres carrés, cinq ans auparavant, il avait tout fait démolir. Pas d’accueil, un open space sans même une demi-cloison de séparation entre les collaborateurs. Le couloir s’élargissait uniquement pour définir les services. Les bureaux étaient organisés en plateaux de deux. L’intimité était plus que relative, il fallait le reconnaître ; de son bureau — le seul à posséder des cloisons vitrées —, notre patron pouvait en permanence garder un œil sur nous. Pour ma part, mon espace de travail était le plus proche du sien, et ma dernière promotion m’avait permis d’obtenir un bureau pour moi seule, d’où je pouvais surveiller mon assistante. Notre environnement de travail avait été calqué sur les start up américaines où Bertrand avait passé un bon bout de temps à la fin des années 90 et début 2000. Nous bénéficiions d’une kitchen où nous avions à disposition du thé vert, des jus de légumes et différentes variétés de café. Tous les midis, on nous livrait des plateaux de sushis ainsi que des salades composées et des soupes bio ; Bertrand nous ayant tous convertis les uns après les autres à son alimentation saine et à son hygiène de vie irréprochable. Notre cadre de travail était lumineux, confortable, optimisé, pour que nous nous sentions le mieux possible au bureau. Bertrand avait raison, c’était l’endroit où nous passions le plus de temps. Il n’était avare ni en matériel ni en investissement haute technologie. Nous étions suréquipés en ordinateurs, tablettes et téléphones dernier cri, ce qui nous permettait de rester connectés à l’agence vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept.
En dix ans, la petite agence d’interprètes en conseils et services dans laquelle j’avais fait mon stage de fin d’études avait bien changé ; l’effectif avait triplé, nous étions désormais quinze salariés, pour la plupart français, à nous répartir les missions en deux équipes distinctes : ceux qui parlaient et ceux qui écrivaient. Ces derniers étaient souvent apporteurs d’affaires, malgré eux, puisqu’ils ne sortaient jamais du bureau. La subtilité et la précision de leur savoir-faire en matière de traduction permettait de fidéliser des clients et d’en accrocher de nouveaux, de même que les précieux conseils de rédaction de contrats qu’offraient nos deux juristes. Forts de cette réputation et de notre excellence, Bertrand et moi donnions le coup de grâce. Au-delà de notre capacité à naviguer d’une langue à l’autre, nous leur proposions dans la foulée nos compétences d’accompagnateur et d’organisateur de voyages d’affaires de clients étrangers. Ma position dans l’agence était centrale, je n’étais plus seulement interprète, j’avais pour mission de décrocher des contrats, de nous faire connaître, de « réseauter », comme on dit. Mes compétences en business et ma culture anglophone m’offraient aussi l’opportunité de soutenir des négociations dans tous les secteurs d’activité. Merci l’école de commerce ! L’anglais hérité de ma mère me donnait accès au monde entier. Mon portefeuille clientèle était le plus important, je pouvais passer d’un scientifique agoraphobe qui ne sortait de son labo que deux fois par an pour un colloque à un riche homme d’affaires qui, lui, partait à l’autre bout du monde dans son jet privé une fois par mois pour s’assurer que son argent faisait des petits. De même, lorsque Bertrand n’avait pas le temps ou qu’il estimait que mon bilinguisme était impératif, il pouvait me confier ses plus gros clients. Dans ce cas précis, nous travaillions en binôme. Cette étroite collaboration me donnait droit au respect et à la crainte de mes collègues — ce qui me convenait parfaitement. J’adorais, lorsque j’arrivais à une conférence économique où j’accompagnais un client, entendre les murmures sur mon passage ; oui, j’étais enviée, crainte et courtisée. J’étais la plus ancienne à l’agence ; le turn-over ne faiblissait jamais. J’avais beau essayer de saisir leurs raisons de quitter le navire, j’étais littéralement sidérée à l’idée qu’ils préfèrent faire passer leur temps libre, les gamins et que sais-je encore avant leur vie professionnelle. Comment était-il possible de quitter un job pareil ! L’activité s’était amplifiée avec les années, le carnet d’adresses ne cessait d’enfler et nous réfléchissions en permanence au développement de nos services. Nous ne nous bornions plus au seul monde anglophone. Trois d’entre nous s’occupaient de l’Asie, et deux autres de toute l’Europe de l’Est, et même de l’Allemagne. Lorsque Bertrand avait décroché comme clients de prospères industriels de la vallée de la Ruhr, nos salaires avaient fait un bond.