— Bonne soirée, crachai-je.
— Attends, Yaël !
Je sortis de la voiture, claquai la portière et rentrai chez moi, sans un geste. Il démarra en trombe.
Toute la matinée du lendemain, j’hésitai à envoyer un message à Marc pour lui proposer de déjeuner, je n’avais pas envie que la situation pourrisse. On avait été ridicules la veille. Vers midi, j’interpellai Bertrand qui passait non loin de mon bureau :
— Je vous fais le débrief’ de la rencontre d’hier entre Sean et Gabriel ?
— Aujourd’hui, non. Demain, à 8 heures. Je pars en entretiens extérieurs pour le reste de la journée.
Que mijotait-il ? Il s’absentait de plus en plus. Pas le temps de m’interroger sur ce qu’il trafiquait. Le rythme était si intense que, certains jours, j’étais comme saisie de panique, hantée par mon craquage du mois de juillet. La différence, et non des moindres, était que toute l’agence se trouvait dans le même bateau. Mais je n’avais pas besoin que viennent s’y ajouter les chicaneries avec Marc. Je devais arranger les choses.
— Je vais déjeuner à l’extérieur, annonçai-je à mon assistante.
— Chez le coiffeur ?
J’étouffai un rire.
— Je vais prendre rendez-vous…
Elle me fit un clin d’œil et retourna à son travail. Finalement, je l’aimais bien, cette fille. Pour être honnête avec moi-même, elle était plus professionnelle que celle que j’avais été à son âge ! Plus le temps s’écoulait, plus je me demandais comment j’avais pu me passer de cette entente avec mes collègues. La bonne humeur qui prévalait dans nos relations me plaisait, tout était tellement moins pesant. Cela dit, l’ambiance bien plombée ne me gênait pas avant. Étais-je en train de changer ? Cette question me turlupinait fréquemment, ayant de plus en plus de mal à reconnaître certaines de mes réactions. Tout ça réveillait un quelque chose enfoui en moi, je sentais de plus en plus l’ancienne Yaël combattre pour reconquérir du terrain. Qui étais-je, en fin de compte ?
Un peu plus tard, en poussant la porte de la brocante, j’eus la surprise ou plutôt, devrais-je dire, la déception et l’embarras de tomber sur le grand-père de Marc.
— Ma petite Yaël ! Si je m’attendais à ça !
— Bonjour… je viens voir Marc, il est là ?
— Je me doute bien qu’un vieux grigou comme moi ne t’intéresse pas ! me dit-il en pouffant.
Je ris à mon tour. Abuelo était un vieillard charmant, je devais le reconnaître. Il avait le don de se faire aimer.
— Il n’est pas là, je n’ai aucune idée du moment où il va rentrer. Tu sais, quand il part se balader, il ne sait jamais où ça va le mener.
Il l’a déjà fait. Comment pourrais-je l’oublier ?
— Tant pis.
— Tu ne vas pas rester là sur le pas de la porte ! Viens donc te réchauffer à l’intérieur, tu as l’air gelé.
Il n’avait pas tort, j’avais la chair de poule, d’un coup.
— Je ne vais pas vous déranger, lui répondis-je, la main déjà sur la poignée.
Il me prit par le bras et m’entraîna au fond de la boutique. Il était toujours beau avec sa masse de cheveux blancs, les rides lui allaient à merveille. À son regard pétillant, on devinait le séducteur qu’il avait dû être. Sa ressemblance avec Marc me frappa. C’était le même avec quarante ans de plus.
— Tu ne vas quand même pas priver un vieil homme comme moi d’une conversation avec une jolie femme ?
Le petit-fils écoutait Gainsbourg, le grand-père Django Reinhardt et Stéphane Grappelli. Quelle gaieté et quelle légèreté ! Il m’escorta jusqu’à un des fauteuils club Le Corbusier, me fit signe de m’asseoir et de ne plus bouger, puis il partit en dodelinant de la tête au rythme de la guitare et farfouilla dans un petit meuble Art déco en palissandre. Je me retenais de rire tellement la situation était cocasse, j’étais venue pour présenter des excuses à Marc, je me retrouvais avec Abuelo qui me faisait du charme sur fond de jazz manouche. Il s’installa en face de moi, déposa sur la table basse deux verres à porto qu’il remplit de Suze. Avec ça, j’allais me détendre, sans aucun doute !
— Et puis, on ne peut même pas l’appeler pour lui dire que tu es là !
Je me figeai.
— Pourquoi ?
Je trempai mes lèvres dans la Suze. Mon Dieu, ce que c’est mauvais !
— Il a oublié son téléphone. Ça lui fera les pieds de te rater. Grignote donc un peu !
Je respirai à nouveau. Il me tendit un ramequin en cristal de Baccarat avec des cacahuètes et des fruits secs, je piochai dedans et en avalai une petite poignée ; tout était rance, au moins ça m’éviterait les brûlures d’estomac. Alors que j’essayais de me débarrasser discrètement avec ma langue d’un raisin sec collant coincé entre deux dents, il m’apprit qu’il était content de reprendre du service de temps en temps, mais ce qu’il préférait c’était quand Marc l’emmenait aux puces de Saint-Ouen le dimanche. Il s’estimait trop vieux pour l’accompagner à la journée des professionnels le vendredi, et surtout il ne voulait pas gêner le flair inégalable de son petit-fils. Il adorait se replonger dans l’ambiance, payer à Marc le resto et retrouver sa voiture quelques heures en se faisant conduire. L’espace d’un instant, je les imaginai tous les deux, complices, dans la Porsche.
— Vous lui direz que je suis passée ?
— Bien sûr !
Au loin, nous entendîmes la porte s’ouvrir, mon ventre fit un triple salto. Mon excitation retomba dans la seconde, ce n’était pas Marc, mais un couple de clients.
— Ne bouge pas ! Finis tranquillement, ma petite Yaël, je vais aller gagner un peu d’argent.
Il eut les plus grandes difficultés à se déhaler de son fauteuil et partit en chancelant, je me retins de l’aider, ne voulant pas froisser son orgueil. Après plus de cinq minutes à attendre, je commandai un taxi et décidai de partir, même si je me sentais bien dans cet endroit, protégée de la tension, cocoonée par ce vieil homme attachant. Je pris deux minutes pour observer le foutoir de Marc sur le secrétaire à rouleau. C’était son joyeux bordel, ça lui allait, rien que d’y penser, je souris avec l’envie de plus en plus forte de rembobiner la dispute de la veille pour qu’elle n’ait jamais eu lieu. Puis, je m’avançai dans la pièce principale de la boutique et assistai à une scène hilarante ; Abuelo en train de réinventer la langue de Shakespeare pour des touristes au bord du fou rire qui ne comprenaient pas un traître mot de ce qu’il leur racontait.
— Abuelo, je vais vous aider.
Puis me tournant vers les clients :
— Good afternoon madam, good afternoon sir…
Leur regard me donna l’impression d’être une envoyée du paradis. Et dans celui du grand-père de Marc, je vis de la gratitude et de la fierté. Je renouai avec le bonheur simple d’être celle qui rendait la communication possible entre deux personnes ; les mots étaient fluides, délicats, généreux, paisibles, sans enjeu, ils riaient les uns avec les autres grâce à ma voix, juste ma voix, et, pour une fois, je participais à la conversation, je n’étais pas que l’ordinateur/traducteur. J’écoutais attentivement ce qu’Abuelo expliquait sur les meubles, le designer, l’époque qu’il aimait, j’apprenais et je retrouvais cette même passion qui animait Marc lors de notre journée à L’Isle-sur-la-Sorgue. L’un et l’autre vibraient pour leur métier et le savouraient à chaque instant. Chasseurs de trésors de grand-père en petit-fils. C’était beau à voir et ça me faisait du bien. Je ne me laissai pas perturber par l’arrivée inattendue et inespérée de Marc, il se mit dans un petit coin pour nous observer. Les touristes quittèrent la brocante le porte-monnaie plus léger et les bras chargés. Je n’étais pas loin d’applaudir tellement j’étais heureuse ! Marc s’en chargea en s’approchant de nous, le regard aussi pétillant que celui de son grand-père.