— Vous formez un sacré duo, tous les deux !
— Elle est merveilleuse, fais en sorte de la garder, celle-là !
Nous échangeâmes un regard gêné, avec Marc.
— Je dois me sauver, annonçai-je à Abuelo. Merci, j’ai passé un superbe moment avec vous.
— Tu es mignonne.
Je lui fis une bise. Marc me suivit sur le trottoir.
— Yaël.
— Marc, dis-je en même temps que lui.
On se sourit en soupirant l’un comme l’autre.
— On oublie hier soir ? me demanda-t-il.
— C’est pour ça que je suis venue ce midi.
— Il faudra que tu me racontes comment tu t’es retrouvée dans cette situation avec Abuelo.
— Hors de question, c’est un secret entre lui et moi, déclarai-je, la mine conspiratrice.
— Incroyable, je suis même jaloux de mon grand-père… Si j’avais su que ça m’arriverait ! Tu me fais quoi, Yaël ?
J’éclatai de rire.
— Rien, je ne te fais rien… Il faut vraiment que j’y aille.
— On se voit ce soir ?
— Je n’ai aucune idée de l’heure à laquelle je finis, je préfère te prévenir. Je ferai mon maximum…
— Passe chez moi après. Pas de scène, promis. Je t’attendrai.
Mon cœur battit plus vite.
— D’accord.
Je déposai un baiser sur sa joue, et partis plus légère qu’à mon arrivée. Rien ne s’était passé comme je l’imaginais, pourtant, je me sentais bien, requinquée. En grimpant dans le taxi, je regardai par-dessus mon épaule, Marc était appuyé sur le seuil de la brocante, et ne me quittait pas des yeux ; mon sourire s’élargit encore plus.
J’arrivai à la brocante à plus de 22 h 30, les lumières étaient encore allumées, je frappai deux petits coups à la porte, Marc arriva immédiatement et m’ouvrit. Il m’attendait. Comment croire une chose pareille ? Quelle sensation étrange, délicate, apaisante… et rassurante après l’accrochage de la veille.
— Salut, me dit-il en m’attirant dans ses bras.
C’était la première fois qu’il avait ce genre de geste, je nichai mon visage dans son cou, en repoussant avec mon nez l’encolure de sa chemise, j’avais envie de sa peau et de son parfum. J’aurais pu rester là des heures, sauf qu’il en décida autrement : il prit mon cou entre ses mains et m’embrassa, d’une façon qui me dérouta, il était tendre et dur à la fois ; je m’accrochai à ses poignets, sentant sa montre dans ma paume.
— On monte ? me chuchota-t-il à l’oreille.
— Oui.
Marc baissa le rideau de la brocante et ferma tout à clé. Puis il prit ma main dans la sienne pour rejoindre son appartement au premier étage. Sitôt passé la porte, il me lâcha pour allumer deux lampes près du canapé. Je retirai mon trench et mes chaussures avant de détacher mes cheveux, puis avançai vers lui. Il caressa ma joue et détailla mon visage.
— J’aime bien quand tu es petite comme ça… tu veux un verre ?
Je ris légèrement.
— La Suze de ton grand-père n’est toujours pas passée…
— Non ! Il t’a fait ce coup-là ? Il s’est bien gardé de me le raconter. Comment as-tu fait pour avaler cette horreur ?
— Mes parents m’ont bien élevée !
— C’est certain ! Alors, tu as envie de quelque chose ?
— Si tu as de quoi faire un thé… je ne serais pas contre.
Il déposa un baiser sur mes lèvres et se dirigea vers la cuisine. Je me pelotonnai dans le canapé, et pris le temps d’observer son chez-lui, l’exact opposé de mon chez-moi. Non que ce fût en bazar, mais c’était vivant. Oui, c’était le terme : vivant. Sa bibliothèque, qui occupait un pan de mur entier, regorgeait de beaux livres sur les Arts décoratifs, les grands designers, les montres, les vieilles voitures, absolument pas rangés en fonction de leur taille, sa collection de livres de poche écornés et jaunis allant des classiques à une collection de SAS menaçait de s’écrouler, ses vinyles étaient entassés les uns sur les autres, je ne fus pas surprise d’y trouver son idole, Gainsbourg, qui côtoyait Supertramp et les Rolling Stones. J’eus un flash de nos chamailleries d’étudiants, même si j’adorais ce qu’il écoutait, j’avais mes chansons honteuses, j’étais capable de m’égosiller sur Wannabe des Spice Girls, ce qui le rendait dingue à l’époque. Ce joyeux bordel organisé aurait été choquant chez moi, pas ici. Aucun meuble n’était fait dans un matériau moderne ; le Plexiglas, le plastique, par exemple avaient été bannis dans ce quatre-vingt-cinq mètres carrés. Je ne voyais que du bois, tel l’acajou, du velours, du cuir… Chaque élément avait une odeur, une histoire. Dans son canapé, on avait juste envie de se vautrer avec un bouquin à la main, certes il était beau, mais sa première utilité était d’être agréable, confortable, de s’y sentir bien. J’eus une pensée pour le mien — qui soudain ne me faisait plus envie — avec ses lignes strictes, épurées, et je songeai que, même si j’avais eu le temps de m’y allonger, ce qui n’était d’ailleurs pas près d’arriver, je n’aurais jamais pu trouver une position propice à la détente. Alors que là, lorsque Marc me rejoignit, un mug de thé fumant à la main, qu’il s’assit à côté de moi en mettant les pieds sur la table basse, je pus me caler contre son épaule, et allonger mes jambes de tout leur long sur le cuir.
— Merci pour le coup de main que tu as filé à Abuelo, il a été impressionné par ta prestation. Il est prêt à me virer pour t’embaucher !
— C’était génial, et on a beaucoup ri. Tu ne peux pas imaginer le bien que ça m’a fait.
— Tu l’aimes vraiment, mon Abuelo ? C’était magnifique, toi et lui faisant la paire.
Nous restâmes dans la même position tandis que je buvais tranquillement mon thé, à discuter, à nous raconter notre journée. J’autorisai mon esprit à penser à l’impensable ; c’était donc ça une vie de couple où l’on avait quelqu’un à qui parler ou avec qui se frictionner le soir, des bras dans lesquels se blottir pour se réconforter et se réconcilier. Jamais je ne m’étais dit que ça devait être bien. Et puis, des réminiscences de nos années étudiantes m’envahirent ; durant les mois qui avaient précédé son départ, Marc avait passé une grande partie de ses soirées dans mon studio, nous y mangions nos pâtes au thon, assis en tailleur par terre, parlant sans interruption, imaginant notre future vie, refaisant le monde. Combien de fois avait-il fini par s’endormir chez moi ? Les propos d’Alice me revinrent en mémoire une fois de plus : « Tu as toujours été amoureuse de lui. » Les pièces du puzzle commençaient à s’imbriquer les unes dans les autres. Mon boulot m’aurait-il permis de combler le vide béant qu’il avait laissé en partant ? Son absence m’avait fait comprendre à quel point mon existence tournait autour de lui. En dehors de ce que nous partagions tous les deux, le reste du monde ne m’intéressait pas à cette époque. Quand il avait disparu, j’avais eu besoin d’un exutoire. Bertrand, peut-être après avoir senti le futur requin en moi, m’avait ouvert la voie à l’agence, dans le monde du travail. Et j’avais verrouillé mes émotions, refusant de connaître à nouveau ce vide, cette douleur, n’accordant à mon corps que ponctuellement un soulagement dénué de plaisir et de sensualité. Pourquoi fallait-il qu’il réapparaisse dans ma vie au moment précis où grâce à sa disparition mon travail allait payer et où, bientôt je l’espérais, je n’aurais plus de place pour personne ? Plus nous vivrions d’épisodes tendres comme celui-ci, pire ce serait pour moi, plus j’allais me donner et me fragiliser. Mais j’en avais besoin, ça me faisait mal tellement j’avais envie de lui. Je n’avais aucune idée de ce qu’il cherchait avec moi, lui qui se révélait jaloux de mes clients, alors qu’il avait eu une vie toutes ces années, qu’il avait aimé, qu’il était encore marié il y a peu. Ses paroles me revinrent en mémoire ; il voulait fonder une famille, alors que moi je m’en sentais incapable.