Nous étions début décembre. Ce vendredi soir-là, je comptais les heures qui me séparaient de Marc, sauf qu’il y avait une véritable atmosphère de guerre nucléaire. À l’agence, tout le monde était sur le pont, Bertrand sur les dents, moi sur les nerfs. Personne n’oserait partir avant un quelconque feu vert. Nous venions de gérer toutes les merdes de dernière minute avec mon assistante. Tout semblait enfin au point. Nous étions encore toutes les deux autour de la table de réunion lorsque mon téléphone sonna.
— Salut, dis-je à Marc en décrochant.
J’avais envie d’oublier que Bertrand pouvait débarquer à n’importe quel instant. Je croisai le regard de mon assistante, qui me fit un clin d’œil avant de se lever pour fermer discrètement la porte de la salle de la réunion et monter la garde.
— As-tu une idée de l’heure à laquelle tu finis ? me demanda Marc.
— J’espère pouvoir m’échapper dans peu de temps, je suis crevée… et vu la semaine qui se prépare…
— Je passe te prendre et on file chez toi, après ?
— D’accord, je t’embrasse.
— Moi aussi.
Je raccrochai, l’esprit déjà avec lui.
— C’était le coiffeur ?
J’éclatai de rire, elle aussi.
— Brocanteur… il est brocanteur.
— Merci, Yaël.
— De quoi ?
— De me faire partager un petit bout de votre vie. L’ambiance est tellement meilleure depuis quelque temps. Je voulais vous dire qu’avant, j’avais peur de vous. Maintenant, vous me laissez faire des choses auxquelles je n’aurais pas eu accès, vous m’apprenez beaucoup et vous me donnez des responsabilités. C’est chouette de bosser pour une personne heureuse, et vous l’êtes.
Je m’attendais à tout sauf à ça. Ce petit bout de femme que j’avais tant martyrisée venait de me chambouler. Où étais-je passée ces derniers temps pour avoir pu être aussi horrible avec elle, alors qu’elle se démenait et faisait son maximum pour moi ?
— Oh… merci. Vous faites du très bon boulot, Angélique. Vous avez de l’avenir, soyez-en sûre.
Il y eut de la lumière dans ses yeux.
— J’ai un service à vous demander et après vous êtes en week-end.
— Dites-moi ce que je peux faire.
— Rassemblez tout le monde.
— Pas de problème.
Je la remerciai et me dirigeai immédiatement vers le bureau de Bertrand. Sa porte était ouverte, je toquai, il leva le nez de son écran.
— Tout est au point ?
— Vous pouvez venir deux minutes ?
Il se carra dans son fauteuil et me fixa.
— Tu veux motiver les troupes ?
— En quelque sorte.
Je tournai les talons et découvris toute l’équipe m’attendant, perplexe à l’idée de ce qui allait leur tomber dessus. Bertrand me suivit et s’appuya sur mon bureau en croisant les bras. Je pris une profonde respiration et me lançai :
— Je voulais vous remercier pour tout le travail fourni ces dernières semaines. Tous sans distinction. C’était mon projet, mais je voulais qu’il soit collectif. Je n’y serais pas arrivée sans vous, vous m’avez merveilleusement bien relayée avec mes clients habituels, et aujourd’hui certains vous préfèrent à moi d’ailleurs !
Quelques visages pâlirent.
— Eh ! Pas de panique ! Je n’en veux à personne, au contraire ! C’est le jeu. Toujours est-il que je tenais à vous souhaiter à toutes et à tous un excellent week-end. Rentrez chez vous, reposez-vous, profitez de vos proches, parce qu’à partir de la semaine prochaine il n’y aura pas de temps morts, la fin de l’année va être chargée. À lundi matin !
— On part si tu pars, Yaël, me dit Benjamin.
— J’y vais aussi ! Merci.
Mes collègues, sans demander leur reste, récupérèrent leurs affaires et enfilèrent leur manteau. Je pris la direction de mon bureau, contente, et sentis le regard de Bertrand braqué sur moi, son visage se fendant d’un rictus indéchiffrable.
— Belle prestation, me dit-il lorsque j’arrivai près de lui.
Il se redressa et me domina de toute sa hauteur.
— Bon week-end, Yaël !
— Merci, vous aussi, Bertrand.
Il ne bougea pas, et resta là à m’observer attraper mon sac et ma veste.
— À lundi, lui dis-je avec un dernier regard.
Puis je rejoignis toute l’équipe qui m’attendait à la porte d’entrée. Jamais ça n’était arrivé, que je parte en même temps qu’eux. Nous nous retrouvâmes sur le trottoir, en cette soirée humide de décembre, la circulation était dense, les réverbères et les phares des voitures se reflétaient dans les flaques d’eau. Des parapluies s’ouvrirent, l’un me protégea des gouttes de pluie.
— Tu pars par où ? me demanda Benjamin.
— On passe me prendre.
— Oh… c’est bon, ça !
Je rougis.
— Tu nous le présentes ?
— Non ! lui répondis-je en riant.
J’entendis la Porsche avant de la voir, je décochai un grand sourire à tous mes collègues.
— Je vous laisse ! Bon week-end !
À l’instant où je prononçais cette phrase, Marc, qui venait de garer sa voiture en double file, en sortit et me repéra. Je courus pour le rejoindre, tout ça sous les sifflements et les remarques admiratives sur son vieux bolide. Ce fut plus fort que moi, je l’embrassai, me moquant de l’environnement, de Bertrand qui devait nécessairement assister à la scène depuis les fenêtres de l’agence.
— On y va ? dis-je à Marc.
— Heureuse d’être en week-end ?
— Tu n’imagines même pas !
Il fit le tour de la voiture et ouvrit ma portière. Avant de grimper à son tour, il fit un signe de main à toute l’équipe, toujours scotchée devant l’immeuble.
Pour une fois, pas de cuisine ni de repas pantagruélique ; Marc s’était laissé convaincre par une planche de charcuterie et de fromages avec du pain frais, et ça semblait lui avoir convenu. Après dîner, on resta à discuter dans le canapé, un verre de vin rouge à la main.
— Si j’ai bien compris, il faut que tu décompresses les deux prochains jours ?
— Exactement !
Il arbora un petit air malicieux.
— Tu ne vas pas bosser ? Vraiment ? Même pas un tout petit peu ?