— On continue encore un peu, avant d’aller déjeuner ? me dit-il par-dessus son épaule.
Je hochai la tête et le rattrapai en courant. Arrivée à son niveau, je collai mon bras au sien, en effleurant sa main, puis nos doigts s’accrochèrent pour ne plus se quitter.
Un peu plus tard, il nous fraya un chemin dans la cohue à l’entrée du café Paul-Bert, sa cantine aux Puces, et celle d’Abuelo avant lui. En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, on nous dénicha une petite table près de la cuisine, j’héritai de la vue sur les coulisses. Pour une fois, pas de nappes à carreaux, mais des tables en bois transpirant l’authenticité et la convivialité, dans la plus pure tradition bistrotière. Le chef s’égosillait sur les serveurs et, pourtant, quelle efficacité ! Cet homme imposant, son torchon sur l’épaule, vérifiait chaque plat avec attention, rien qu’à le regarder, on sentait que tous les clients devaient être logés à la même enseigne, l’habitué, le curieux, le touriste américain qui, dans ce resto, devait avoir l’impression d’être entré dans la cinquième dimension. Une fois de plus, avec Marc, j’étais bien loin des bars à sushis, impersonnels et sans saveur. L’imaginer un instant dans les lieux que je fréquentais avec l’agence équivalait à la vision d’un lion tout droit sorti de la savane et enfermé dans une cage de la SPA avec des croquettes en guise de repas. Alors que là, avec ses lunettes et son tabac à rouler posés sur la table, ses baskets plus modernes que toutes celles de mes collègues bien qu’elles proviennent d’un lot datant de 1975, salivant à l’idée de son bœuf bourguignon, il était bien à sa place et respirait à pleins poumons. Cependant, je me promis de lui coller des baguettes entre les doigts, juste pour m’amuser. Il attrapa ma main par-dessus la table, et caressa le dessus avec son pouce, je frissonnai.
— Si on m’avait dit il y a dix ans que je vivrais ça, je n’y aurais pas cru…
— Moi non plus.
— Toi, moi, ici, ensemble… Tu te rends compte ?
— Difficilement, lui répondis-je en souriant.
— J’ai eu Cédric au téléphone dans la semaine, il venait en espion pour le compte de ta sœur.
J’éclatai de rire.
— Plus sérieusement, il m’a annoncé qu’ils attendaient le troisième, tu ne me l’avais pas dit.
— Sister secret !
— Leur bonheur fait plaisir à entendre, ils feraient envie.
— C’est vrai.
Sauf que l’envie d’une telle chose me quittait aussi sec rien qu’à l’idée d’imaginer la tête de Bertrand si je lui annonçais que je partais en congé maternité. Le serveur nous interrompit en apportant nos plats. Le déjeuner se déroula tranquillement, simplement entrecoupé de quelques gueulantes du chef que j’oubliai très rapidement, Marc me raconta des anecdotes sur les Puces, sur la carrière d’Abuelo. Cette journée était tout simplement magique, je ne pensais qu’à profiter de lui, l’entendre, le regarder, comme si le travail, les amis, plus rien d’autre n’existait. Notre repas traîna en longueur, de notre fait ; après le dessert et le café, nous reprîmes encore un second café, nous étions bien, au chaud ; par moments, même, nous ne disions plus rien, regardant simplement autour de nous, je sentais une caresse légère comme une plume sur ma main et je souriais. Le chef en personne finit par nous déloger de notre place en me demandant si le spectacle m’avait plu, Marc était un habitué et connaissait le personnage. Dans le reste de l’établissement, ça dépotait ; dès que des clients quittaient une table, elle était prise d’assaut par de nouvelles personnes, je ne m’étais rendu compte de rien. J’imaginais facilement à quel point nous avions dû taper sur le système des serveurs. Le pourboire que laissa Marc allait calmer les esprits ! En sortant, un courant d’air froid venu des allées du marché me saisit, je me crispai. Je rentrai les mains dans les manches de mon blouson, et cachai mon nez dans le col.
— Viens là, me dit Marc en ouvrant ses bras.
Je m’y blottis, alors que lui aussi devait crever de froid avec son éternelle veste en velours et une pauvre petite écharpe.
— Comment fais-tu pour tenir ? lui demandai-je en levant le visage vers lui.
Il pencha la tête et m’embrassa sur le bout du nez. Puis, il posa son front contre le mien, et me regarda dans les yeux en souriant.
— On rentre tranquillement ? J’imagine que tu veux te préparer pour ta semaine.
— Oui.
Il savait lire en moi. Ne sentir aucun reproche dans sa voix me soulagea.
Marc venait de garer la Porsche devant mon immeuble, la nuit d’hiver était déjà tombée, je détachai ma ceinture et me tournai vers lui.
— Merci pour la journée, j’ai adoré.
— C’est vrai ? Pas trop gênée par les vieilleries ?
— Non.
— Tu sais de quoi j’aurais envie ?
— Dis-moi.
— Je voudrais qu’on trace la route, qu’on parte sur un coup de tête passer deux, trois jours loin de tout, tous les deux pour que la journée ne s’arrête pas.
— Ne me tente pas, lui murmurai-je.
Il me jeta un coup d’œil.
— Et toi, ne me fais pas rêver…
— Un jour, peut-être…
Je m’approchai de lui et, alors que j’entourais ses joues de mes mains pour l’embrasser, il me serra contre lui.
— Je t’appelle, lui dis-je avant de l’embrasser une dernière fois. On se voit vite ?
— C’est toi qui décides…
— Bon, bah… j’y vais.
J’ouvris ma portière, posai un pied sur le bitume et me retournai.
— Tu restes avec moi ce soir et cette nuit ? Je sais que ce n’est pas une escapade, mais c’est mieux que rien, non ? Et je vais te proposer un truc super exotique pour le dîner…
— Ne me dis pas que tu veux commander des…
— Sushis !
— Je vais rentrer chez moi, en fait, me dit-il, l’air hilare.
Je me propulsai à l’intérieur de la Porsche et l’embrassai passionnément.
— Va pour les sushis ! m’annonça-t-il quand j’eus cessé de l’étouffer.
Un peu plus tard, nous étions l’un contre l’autre dans le canapé, quand mon téléphone vibra sur la table basse. Je l’attrapai.
— C’est Alice, annonçai-je à Marc.
— Et tu ne décroches pas ?
— Allô.
— Je venais aux nouvelles, tu ne m’as pas donné signe de vie depuis des jours.
— J’ai été occupée…
Marc mit sa main devant sa bouche pour éviter de rire.
— D’accord, d’accord, enchaîna-t-elle. Comme d’habitude, le boulot, enfin bon, ce n’est pas une raison.
Je mis le haut-parleur.
— J’ai passé le week-end avec Marc. D’ailleurs, il est là.
— Hein ?
— Salut, Alice, lui dit-il.
— Ah… et… vous avez fait quoi ?
— Des choses, lui répondis-je.
— Tsss… Bon, je ne veux rien entendre de plus ! On vous a un soir à dîner à la maison, cette semaine ?
Nous échangeâmes un regard avec Marc.
— Avec plaisir, se chargea-t-il de lui répondre.
— Allez, on dit mercredi !
Elle raccrocha. J’allais dîner avec Marc chez ma sœur, comme un couple normal. Ça pouvait paraître bête, alors qu’ils connaissaient Marc comme leur poche, mais la situation m’effrayait, plus encore que si ç’avait été avec mes parents. Je n’avais jamais présenté quelqu’un à Alice et Cédric, pour cause, je n’avais jamais été dans cette situation. Tout ça prenait une tournure sérieuse que j’étais bien incapable de maîtriser ; je perdais le contrôle sur une partie de ma vie. Marc, dans la voiture, avait évoqué l’idée de partir sur un coup de tête, mais il ignorait que depuis qu’il avait à nouveau envahi mon existence, j’avais l’impression de tout faire sur un coup de tête ; allant même jusqu’à reléguer mes mails et mon téléphone au fond de mon sac. Je croisais d’ailleurs les doigts pour que Bertrand n’ait pas cherché à me joindre, sinon demain, ça allait dérouiller. Je pris une profonde inspiration.