L’association… j’étais tellement occupée que je l’avais rangée dans un placard fermé à double tour. Brusquement, j’eus le sentiment d’avoir du mal à respirer, qu’une chape de plomb me tombait dessus.
— Beaucoup de choses ont changé depuis que nous avons eu cette conversation. J’ai pris des décisions…
Mon cœur se mit à cogner dans ma poitrine. Au mouvement de ses épaules, je compris que Bertrand inspirait profondément. Il se retourna et vint se planter en face de moi. Il appuya ses poings sur la table et emprisonna mon regard dans le sien. Je ne lui connaissais pas un visage aussi sérieux. Je crois même que je ne l’avais jamais vu comme ça. Il était grave.
— L’agence, c’est fini. Je monte un autre business.
L’information mit quelques secondes à monter jusqu’à mon cerveau, ce n’était pas possible ! Non ! Comment pouvait-il faire une chose pareille ? À moi, à tous les autres. On se défonçait pour lui depuis des mois, des années. Et il osait quitter le navire ! Nous planter. Nous laisser tomber après avoir sucé tout ce qu’il pouvait. Je me relevai d’un bond.
— Vous n’avez pas le droit ! Vous mettez la clé sous la porte, alors que les affaires n’ont jamais été si florissantes et que nous avons plein de projets ! Comment…
— C’est fini pour moi, pas pour toi, ni pour les autres.
Je m’étranglai.
— Mais… mais… ça veut dire quoi ? Quelqu’un va vous remplacer ?
C’était plus une affirmation qu’une question. Je m’écroulai sans aucune dignité ni tenue sur ma chaise, et posai mes coudes sur la table, prenant ma tête entre les mains. Je ne savais travailler qu’avec lui, il m’avait tout appris, il avait été mon guide, mon professeur. Il était mon socle. J’étais bonne pour aller chercher du travail ailleurs. Mon avenir professionnel venait de s’écrouler comme un château de cartes, j’étais vide, j’avais cru toucher le fond lorsqu’il m’avait envoyée en vacances, la période qui s’annonçait serait pire que tout.
— Yaël, regarde-moi.
Je relevai la tête en le fuyant pourtant du regard ; je regardai à droite, à gauche, scrutai le plafond, puis la moquette et, enfin, une infime poussière volant dans l’air. Il tapa du poing sur la table, je sursautai et l’affrontai du regard. Sa colère froide me rappela celle de mes débuts.
— Tu le fais exprès, ma parole ? Grandis un peu ! C’est toi qui prends ma place !
Ma respiration se fit plus courte. Il s’assit sur le coin de la table, subitement plus calme, soulagé d’un poids.
— Mais… Bertrand… nous devions être associés… J’ai besoin de vous.
Il se fendit alors d’un sourire.
— Ça fait des mois que je te prépare et des semaines que je te teste sur tes capacités à diriger seule. Crois-moi, si je fais ça, c’est que tu es prête, je ne mettrais pas en péril cette boîte où j’ai laissé jusqu’à ma chemise. Que tu prennes ma place est mérité et n’est que la suite logique.
— Mais…
— Tu prends donc ma succession à compter de cette minute, de mon côté, j’ai d’autres projets en tête. Je reste propriétaire des lieux, tu me verseras un loyer quasi symbolique. Je te cède quarante-neuf pour cent de mes parts, et je toucherai une fois par an mes dividendes. En dehors de ça, tu es la patronne. À toi de trouver un équilibre.
L’équilibre dans ma vie…
— Nous l’annoncerons cet après-midi à toute l’équipe, quelque chose me dit que certains vont être heureux. Tu as prouvé que tu étais bien meilleure que moi avec eux. Je te soutiendrai un mois ou deux si nécessaire.
Hein ? Quoi ? Non ! Pas si vite ! Mais que m’arrivait-il ? Pourquoi étais-je dans un état pareil ? Tétanisée par la panique, des sueurs froides dans le dos, les mains moites, les tempes douloureuses.
— Bertrand, il me faut plus de temps, le suppliai-je d’une toute petite voix.
— Un jour ou l’autre, il faut sauter dans le grand bassin.
Au moment où mes collègues — mes employés ? — arrivèrent, en début d’après-midi, je m’enfuis en courant et m’enfermai à double tour dans les toilettes. Je pris appui sur le lavabo et fixai mon reflet dans le miroir. Mon double m’interpella : Merde ! Yaël, il se passe quoi, là ? C’est le rêve de ta vie ! L’agence est à toi. Et maintenant qu’on te la sert sur un plateau, tu fais ta timide, ta trouillarde, et tu oublies que tu es la meilleure. Tu es celle qui est prête à écraser tout le monde pour obtenir le pouvoir, qui a misé toute sa vie là-dessus. Rien n’a changé. Je ne me trompe pas ?
— Reprends-toi, dis-je sèchement à mon reflet.
C’est vrai, je suis celle-là. J’étais prévenue, j’ai bossé comme un chien pour en être là aujourd’hui. Il était temps de me jeter dans la fosse aux lions. Ils étaient installés autour de la table, Angélique avait pris soin de laisser une place libre pour moi, je lui fis un petit signe de tête négatif après avoir croisé le regard déterminé de Bertrand ; je devais commencer dès à présent à assumer mon rôle en me mettant franchement à côté de lui, à son niveau. Parfaitement détendu, il se lança :
— Courant septembre, je vous avais informés de changements susceptibles d’advenir ici. Je monte une nouvelle société. À partir de maintenant, vous êtes sous la direction de quelqu’un d’autre avec tout ce que ça peut comporter comme changements. Comme vous vous en doutez, c’est Yaël.
Il me regarda, recula de deux pas et me fit signe de prendre sa place.
— Bonjour à celles et ceux que je n’ai pas encore croisés…
J’inspirai profondément, en fermant les yeux quelques secondes. Des dizaines de souvenirs traversèrent mon esprit, allant du premier jour où j’avais mis les pieds ici, à celui où j’avais cru être virée après la disparition de Marc, puis mes premières victoires de contrat, mes vacances forcées. Je revis l’étudiante gauche et mal fagotée, et je pris conscience de celle que j’étais aujourd’hui, une femme d’affaires puissante. J’avais réussi, enfin. La réalité me frappa ; je vivais un des moments les plus importants de ma vie. Je redressai vivement la tête. Je leur traçai dans les grandes lignes mes projets et mon ambition pour l’agence. Ensuite, je me tournai vers Bertrand.
— Avez-vous quelque chose à ajouter ?
Il secoua la tête. Puis je regardai à nouveau l’équipe.
— Des questions ?
Silence.
— Eh bien, dans ce cas, au travail !
Tout le monde se leva, ils saluèrent les uns après les autres Bertrand en lui souhaitant bonne chance, puis chacun vint me féliciter avant de reprendre son poste. Une fois la salle de réunion déserte, je soufflai un grand coup et m’écroulai sur une chaise. J’étais vidée, mais ça s’était plutôt bien passé.
— Tu t’en es parfaitement sortie.
— Merci, Bertrand. Vous êtes certain que vous ne voulez pas rester un peu plus longtemps ?
— Le fauteuil de patron est trop petit pour deux.
Il était près de 21 heures, l’agence était à présent déserte ; même Bertrand était parti. Je n’aurais jamais osé lui demander les raisons qui avaient motivé une telle décision, j’en aurais pourtant eu grand besoin.
J’étais assise à mon bureau, observant tout autour de moi ; c’était déjà ma maison, ça allait le devenir plus encore. Sans rien demander, je venais d’obtenir ce dont je n’aurais jamais osé rêver, ma vie ne pouvait être plus parfaite. Sauf que les rêves, la consécration professionnelle et la perfection ont leur prix à payer. Je savais que lorsqu’on reprend une entreprise, il y a des décisions à prendre, parfois difficiles, il faut savoir trancher dans le vif. Pas évident, mais indispensable. Je l’avais toujours su. J’attrapai mon téléphone pour commander un taxi. Je fis un nouveau tour aux toilettes et découvris ma sale tête. La journée avait laissé des traces.