Выбрать главу
* * *

Les lumières de la devanture de la brocante étaient éteintes, pas celles de l’intérieur. Je trouvai Marc briquant un meuble. Je poussai la porte et fus saisie par la musique, je haïssais le hasard ; il écoutait Supertramp. Les dernières notes de Don’t leave me now retentirent au moment où il se tourna vers moi, et un sourire illumina ses traits. Il avança en retirant ses lunettes, comme la première fois où j’étais tombée sur lui, six mois plus tôt.

— Tu as l’air fatigué, me dit-il toujours plus près de moi alors que je restais sur le seuil.

— Grosse journée, effectivement.

— Viens dans mes bras…

Son sourire disparut quand il vit derrière mon épaule le taxi qui m’attendait, warning allumés, dans la rue. Il fronça les sourcils.

— Tu ne restes pas ?

— Non.

— Pourquoi ?

Désarçonné, il se figea à un mètre de moi et planta son regard dans le mien.

— Yaël, que se passe-t-il ?

— On va s’arrêter là, tous les deux. Ça ne rime pas à grand-chose.

Il eut un mouvement de recul, comme si je venais de le frapper. Contrôle.

— De quoi tu me parles ?

—  Écoute, on s’est bien amusés ensemble ces derniers temps, mais on n’a pas… on est trop différents.

Il se redressa.

— Tu te fous de ma gueule ? me balança-t-il en haussant le ton.

— Sois lucide, nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde, tous les deux. Je suis ambitieuse, toi, ce que tu as te suffit, ce que je ne comprends absolument pas. Je n’ai pas de temps à perdre, ni de place pour m’encombrer de détails…

— T’encombrer de détails ! Mais…

— Ne fais pas l’étonné. Je te l’avais dit au début, les relations de couple, ça ne m’intéresse pas, les amoureux, la petite famille, tout ça… je m’en moque, ce n’est pas mon rêve. Tu aurais été là les dix dernières années, tu aurais su qu’avec moi, en général, ça ne dépasse pas plus de deux, trois nuits.

Il franchit la distance qui nous séparait et m’empoigna par les bras, je ne flanchai pas et le défiai du regard. Contrôle. Il ne m’avait jamais paru aussi grand.

— Où es-tu ? Yaël ! Ce n’est pas toi, cette salope ?

Ses mains remontèrent jusqu’à me tenir par le cou, comme il aimait tant le faire lorsqu’il m’embrassait. Il détailla mon visage, mes cheveux, le regard de plus en plus dur, la mâchoire tendue, la respiration hachée ; ses mains serraient de plus en plus fort ma nuque. Je restai impassible. Contrôle.

— Je nage en plein délire, dit-il de sa voix grave, plus lasse.

— Quand on a commencé, tu m’as toi-même dit que comme tu sortais tout juste de ton divorce…

Il me lâcha, comme si mon contact le brûlait. Il recula de plusieurs pas, mit une distance désormais infranchissable entre nous, sans me quitter des yeux, le regard de plus en plus noir. Il réfléchissait à toute vitesse, je le sentais. Au fur et à mesure, la fureur enflait, son corps se tendait, il serra les poings, la veine sur sa tempe battait. Il semblait complètement hors de lui. Je ne l’avais jamais vu sortir de ses gonds, lui toujours si calme et nonchalant. J’avais bien fait de ne pas repousser cette décision à plus tard. Contrôle.

— Si tu as cru que je cherchais autre chose que…

— Que de coucher avec moi ? tonna-t-il. Putain ! Mais comment j’ai pu me faire avoir comme ça ? Par la pire espèce de garce possible. Alors, c’est ça avec toi, tu prends, tu te sers et tu jettes ? Tu as tué celle que je connaissais, tu l’as piétinée, tu l’as réduite en cendre. Mais tu te prends pour qui ?

D’un mouvement de bras, il me toisa, d’un air dégoûté. Je soutins son regard. Contrôle.

— Tu t’es regardée ? Tu as l’air de quoi sur des talons ? Tu n’es qu’une gamine qui s’excite parce qu’elle croit qu’elle joue dans la cour des grands. Tu te permets de juger la vie des autres et de les prendre pour des cons. Alors que tu ne vaux rien. Tu ne respectes rien, pas même toi. Tu es prête à te vendre pour ton job de merde. J’aurais dû le comprendre le jour où je t’ai vue sortir d’un rendez-vous et te pavaner avec ces types obsédés par le pognon. Tu es froide, tu es vide. Ça sonne creux chez toi. Tu es morte. Y a rien à l’intérieur.

Ça ne servait à rien de rester plus longtemps, ça ne ferait qu’envenimer la situation. Et les choses étaient désormais claires. Contrôle.

— Je suis attendue, je vais te laisser.

— Ouais, c’est ça, barre-toi ! Monte dans ton taxi, retourne à ta vie de merde, cracha-t-il, la voix pleine d’amertume. Quand je pense que par ta faute j’étais à deux doigts de m’engueuler avec Adrien, en prenant ta défense, en te trouvant des excuses ! Alors que tu fais du mal partout où tu passes, tu salis tout, Yaël…

Il frotta son visage avec ses mains. Mon regard fit le tour de la brocante, avant de se poser sur lui une dernière fois, puis je tournai les talons.

— Je regrette que tu sois rentrée ici la première fois, déclara-t-il alors que j’avais la main sur la poignée de la porte. Je vivais mieux avec ton souvenir qu’avec celle que tu es devenue. Je ne veux plus jamais entendre parler de toi, Yaël.

Contrôle. Sans me retourner, d’une démarche fière et professionnelle, je rejoignis le taxi dont le compteur tournait toujours. Le chauffeur m’ouvrit la portière, je grimpai dans la voiture, posai mon sac à côté de moi, et pris mon téléphone dans ma main, pour vérifier si j’avais reçu des mails. Il fit légèrement plus sombre, les lumières de la brocante venaient de s’éteindre.

— Toujours rue Cambronne, dans le quinzième ?

— Oui, allez-y.

Je fermai les paupières au moment où il démarra. Contrôle. Ça, c’était fait. Je pouvais passer à autre chose. Nous avions déjà parcouru une bonne distance, au moins trois rues, quand le contrôle sur mon corps dérapa par surprise. Après avoir balancé mon portable dans mon sac, je m’approchai du fauteuil du chauffeur en m’accrochant à l’appuie-tête.

— Arrêtez-vous, s’il vous plaît ! Tout de suite !

Il s’exécuta, j’ouvris immédiatement la portière, sortis de la voiture et fis quelques pas pour aller vomir un peu plus loin, dans le caniveau. Je me tenais le ventre, secouée de spasmes plus violents les uns que les autres : le prix à payer. Après quelques minutes, une bouteille d’eau arriva sous mon nez accompagnée de kleenex. Je rinçai et essuyai ma bouche, puis je repris ma place à l’arrière du taxi. Le chauffeur, ayant certainement peur pour le cuir de sa voiture, me tendit un sac en papier.

— Merci, lui dis-je la voix rauque. Mais je n’en aurai pas besoin, c’est passé… fini…

En arrivant chez moi, sans allumer les lumières, je restai sans bouger, debout dans l’entrée, de longues minutes. Mes mains se mirent à trembler violemment, ce qui me fit enfin réagir. Avec des gestes saccadés, je retirai mon manteau et l’accrochai. Je dus m’y reprendre à deux fois pour me servir un grand verre d’eau minérale glacée. Une fois dans ma chambre, je rangeai mes Louboutin à leur place dans le dressing. Avant d’affronter le lit toujours défait du regard, j’inspirai profondément en ouvrant et serrant mes mains pour les faire cesser de trembler. Puis, méticuleusement, je changeai les draps, il m’en fallait des propres, immaculés, sentant la lessive. Je tirai avec acharnement sur la couette pour la border le plus serré possible, quand mon cœur se crispa à m’en faire mal, ma respiration se coupa un bref instant, j’étouffai un cri. Je fermai les yeux pour me ressaisir, en tapant du poing sur le matelas. Contrôle ! Contrôle ! Contrôle ! J’enfouis les draps sales au fond du panier à linge. Mes vêtements de la journée y atterrirent à leur tour. L’eau de la douche glaça ma peau, je serrai les dents en me frottant énergiquement, même mon visage eut droit à une abrasion. Ensuite, sans jeter un coup d’œil à l’image que me renvoyait le miroir, je m’activai côté dents : brosse à dents électrique puis fil dentaire. J’enfilai un pyjama propre, avant d’ouvrir le tiroir de la table de nuit où je récupérai ma plaquette de somnifères et gobai un comprimé en avalant l’intégralité de mon verre d’eau.