Je pus enfin m’allonger dans mon lit, téléphone à la main. Contrôle. J’avais du ménage à faire dans le répertoire ; j’effaçai un numéro, un seul. Une fois le réveil programmé et dans l’obscurité, je restai sans bouger, la couette remontée jusqu’au cou, le regard fixé sur le plafond.
Chassez le naturel, il revient au galop. Telle fut ma première pensée en ouvrant les yeux à 6 h 28. J’étais déjà au travail. Deux minutes plus tard, le réveil sonna, je me levai, retapai le lit et enfilai ma tenue de sport. À 7 heures, je franchis le seuil de la piscine, à la grande surprise de l’agent de service.
— Mademoiselle Yaël, je suis content de vous voir ! Ça faisait longtemps !
— J’avais un vieux dossier à classer. Mais ne vous inquiétez pas, c’est de l’histoire ancienne.
— Vous êtes sûre que tout va bien ?
— Euh… bien… très bien, lui répondis-je en soupirant.
À 8 h 57, je m’assis à mon bureau, prête à démarrer la journée. Dix minutes plus tard, Angélique s’approcha :
— J’imagine que maintenant vous ne viendrez plus prendre un café avec le reste de l’équipe ?
— Si, bien sûr, lui répondis-je en me levant.
Je la suivis et fus accueillie par de grands sourires, on me tendit un café et je m’accoudai à l’îlot central de la kitchen.
— Salut, patronne ! s’exclama Benjamin, déchaîné. C’est cool ! Tu as dû faire une sacrée fête, hier soir ! Tu as une de ces têtes ! Gueule de bois ?
Si tu savais…
— On peut dire ça…
— Plus sérieusement, prévois-tu de grands changements, une fois que Bertrand sera parti ?
Toujours les yeux dans le vague, je me répétai mon nouveau mantra : Contrôle. Je lui adressai un regard déterminé.
— Effectivement, ça va évoluer. Je vais vous rencontrer en entretiens individuels.
— Bonnes nouvelles ?
— Je le pense.
Je me redressai.
— Je vous laisse.
Au moment de rejoindre l’open space, je me retournai.
— Angélique, je pars en rendez-vous extérieurs.
— Très bien, je prends vos messages.
— Non, vous m’accompagnez.
Le reste de la semaine, je m’épuisai en travaillant. Je me rendais à tous mes rendez-vous programmés durant les semaines passées, presque toujours accompagnée par Angélique — elle ferait partie des premières à prendre du grade. Je débutai mes entretiens. Tout en restant attentive à leurs idées et désirs d’évolution de carrière, je leur faisais part des décisions déjà prises. Je ne perdais pas de temps. Par tous les moyens, il fallait que je contrôle, aussi dès que je recevais un appel ne concernant pas le travail ou ma prise de fonction, je renvoyais automatiquement l’appel vers ma messagerie. Je faisais en sorte de rentrer de plus en plus tard le soir chez moi. Lorsque je finissais par m’écrouler sur mon lit, j’avalais mon bonbon préféré, le somnifère.
Le vendredi matin, Angélique se présenta à mon bureau.
— Yaël, vous devez avoir un problème avec votre téléphone.
— Non. Pourquoi ?
— Désolée de vous contrarier, mais il semblerait que plus personne ne puisse vous laisser de message, votre boîte vocale est saturée.
— Bon… je vais voir ça. Merci.
J’attrapai mon téléphone et interrogeai la messagerie. À l’instant où j’entendis la voix de ma sœur, je regrettai mon geste, elle m’avait laissé un premier message mardi matin : « Sœurette, ça tient toujours pour demain ? Je suis tout excitée à l’idée de vous avoir tous les deux à la maison avec Marc. Ne t’inquiète pas, je n’ai pas rameuté la cavalerie. Rappelle-moi, bisous. » Je fermai les yeux. Deuxième message, mercredi matin : « Yaël, je m’inquiète, vous venez bien ce soir ? Cédric va appeler Marc. » Je posai ma main sur ma bouche. Troisième message, mercredi soir : « On vient d’avoir Marc au téléphone ! C’est quoi cette histoire ? Rappelle-moi immédiatement ! » Jeudi midi : « C’est quoi ces conneries ? Je ne comprends rien ! Tu es devenue complètement cinglée ? Qu’est-ce qui t’a pris ? Rappelle ! C’est un ordre ! » Toujours jeudi, le soir cette fois-ci, mais j’eus la surprise d’entendre la voix de mon beau-frère : « Yaël, ce n’est pas mon genre de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais je sors de chez Marc… on l’a forcé à nous parler avec Adrien… ça a été compliqué, mais il a fini par nous raconter. Je ne te reconnais pas. Pourquoi as-tu joué avec lui ? Comment as-tu pu lui faire ça ? » Les suivants, je les effaçai sans même les écouter.
J’entendis au loin la voix d’Angélique :
— Votre rendez-vous est arrivé. Voulez-vous que je le fasse patienter ?
Je levai les yeux vers elle, ses contours étaient flous.
— Vous pleurez ?
Une larme roula.
— Non, lui répondis-je en passant la main sur ma joue.
Alice essaya de m’appeler à intervalles réguliers tout le reste de la journée et je la renvoyai chaque fois sur la boîte vocale. Puis il y eut Adrien, pas besoin d’écouter pour savoir qu’il devait me traiter de tous les noms, et Jeanne s’y mit aussi de son côté. Combien de temps allais-je pouvoir les ignorer et éviter de les affronter ? Ce dont j’étais certaine, c’était que je ne voulais pas les entendre, entendre leurs reproches, leurs attaques. J’avais bien assez à faire avec ma conscience. Ma sœur, que j’étais peut-être en train de perdre aussi, devrait se contenter d’un SMS : « Alice, tu ne me comprendras pas, j’ai fait un choix que j’assume, je ne pouvais pas faire autrement. J’espère qu’au moins, toi, tu me pardonneras. Laisse-moi du temps. Je t’embrasse. » J’appuyai sur la touche envoi avant de craquer et de demander des nouvelles de Marc. Comment avais-je pu laisser les choses aller aussi loin entre nous ? Je savais dès le début que je ne pourrais pas lui accorder la place qu’il méritait dans ma vie, que je n’étais pas celle qui le rendrait heureux. Si les wonderwomen qui cumulent tout existaient, je n’en faisais pas partie. La conclusion était douloureuse : en me laissant aller, je lui avais ouvert la voie de mon cœur, je l’aimais par tous les pores de ma peau, je l’aimais tout simplement. Je l’avais attendu si longtemps, et je n’étais plus disponible alors que je le voulais plus que tout. Quand je pensais à lui, j’avais mal partout ; ma gorge se nouait, je n’arrivais plus à parler, alors que c’était le fondement même de mon métier, mes muscles se tétanisaient, et j’avais envie de tout envoyer valdinguer. La douleur pouvait me saisir à n’importe quel moment, mon corps, mon cœur, ma tête souffraient à en hurler. Je passais mon temps à cacher mes mains qui tremblaient quasiment en permanence. J’avais renoué avec les nausées et l’estomac noué, je ne mangeais plus rien à nouveau. Je me faisais l’effet d’être une droguée en manque. Dès que je fermais les yeux, son visage le soir de notre rupture m’apparaissait, je revoyais son regard chargé de haine et de dégoût, j’entendais ses paroles furieuses. J’étais brisée à l’intérieur. Pas besoin de s’étendre des heures là-dessus. Alice me répondit dans la minute : « Je ne te reconnais plus. J’ai perdu ma petite sœur. Je n’arrive pas à comprendre… »