Noël arrivait, mes parents aussi, la douleur, elle, s’enkystait. Je passais mes journées et une partie de mes soirées à l’agence. Les nuits, je les passais encore chez moi, je n’avais plus besoin de somnifères, finissant par sombrer à cause des larmes ; mais elles ne m’apportaient aucun repos tant j’étais hantée par des cauchemars, des migraines, des maux de ventre. Je n’échangeais avec Alice que des SMS factuels sur l’organisation des fêtes : qui ferait quoi ? Où ? Les cadeaux ? Le menu ? Je réussissais à faire bonne figure à l’agence, en tout cas je l’espérais. J’avais souvent des absences en pleine réunion. Et quand je redescendais sur terre, je ne savais plus où j’étais. Sans que j’en aie jamais parlé avec elle, Angélique, qui ne me quittait pas d’une semelle, rattrapait toujours la situation d’une pirouette. Je sollicitais de moins en moins Bertrand, pour l’unique et bonne raison que je le fuyais, ne voulant pas qu’il se rende compte de mon mal-être. Je m’accrochais à l’agence, je l’avais voulue, je l’avais, j’avais tout fait pour.
Nous étions le 23 décembre, mes parents venaient d’atterrir à Orly, et je n’étais pas là-bas à les accueillir. Habituellement, c’était la seule entorse à mon planning, je rejoignais toujours Alice et nous y allions ensemble. Cette année, j’avais fui ma sœur, repoussant au maximum la confrontation, tendant le bâton pour me faire battre en servant l’excuse en or du travail. Je serais d’ailleurs la seule à travailler ce soir et les jours suivants ; j’avais donné trois jours de congé à l’équipe. Ils étaient tous sur le départ, d’autant plus de bonne humeur qu’ils venaient de recevoir la prime de fin d’année. À peine la porte fermée derrière eux, mon sourire de façade s’effaça, je tournai les talons, prête à reprendre place derrière mon écran quand je rencontrai le regard de Bertrand.
— Yaël, dans mon bureau !
Je soupirai. Il est encore là, lui… À première vue, il avait bien l’intention d’exercer son pouvoir jusqu’à la dernière minute. En traînant les pieds, je le rejoignis et pris place en face de lui.
— Prendre soin de ton équipe, c’est bien. Mais si tu veux que ça fonctionne à long terme, il va falloir que tu fasses attention à toi aussi.
Je me raidis.
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler ! Ne vous en faites pas pour moi, lui répondis-je en balayant sa remarque d’un revers de main.
— Oh ça, pour faire ton job, il n’y a rien à dire ! Je ne m’inquiète pas pour l’avenir de l’agence sauf si tu continues à errer comme une âme en peine et que les résultats t’obsèdent de façon pathologique. Méfie-toi. Avant, tes collègues avaient peur de toi ou refusaient de travailler à tes côtés. Aujourd’hui, ils viennent me voir pour savoir quoi faire pour t’aider. Crois-tu que personne n’a remarqué tes yeux rouges le matin quand tu arrives ? Ou quand tu pars précipitamment t’enfermer dans les toilettes ?
Je suis grillée. J’étais épuisée. Je voulais être ailleurs. N’importe où, mais pas là.
— Ce n’est rien, ça va passer.
Je détournai le visage, refusant de l’affronter du regard, sentant les larmes toute proches.
— Je ne me suis jamais mêlé de la vie privée de qui que ce soit ici, mais il s’est passé quelque chose dans ta vie, qui t’a fait du bien, qui t’a rendue meilleure et, du jour au lendemain, tu as perdu ta flamme. Immédiatement après que je t’ai annoncé mon départ.
— Je refuse d’en parler, lui répondis-je, prête à me lever.
— Ton… ton ami… celui que j’ai aperçu… a mal pris ta promotion ?
Je m’écroulai à nouveau dans ma chaise, le dos voûté.
— Non… ce n’est pas ça… il n’est même pas au courant, personne n’est au courant d’ailleurs, lui répondis-je sans même m’en rendre compte.
— Je ne comprends pas.
— J’ai préféré le quitter…
C’était sorti tout seul. Je tombais si bas, que j’en venais à me confier à Bertrand.
— Pourquoi as-tu fait ça ?
— Parce que je n’allais pas y arriver ! lui répondis-je en haussant le ton, incapable de me maîtriser.
— Qui t’a dit une chose pareille ?
— Vous !
— Moi ? C’est la meilleure, celle-là ! Quand t’ai-je dit de faire un choix entre ta carrière et ta vie perso ?
Je bondis de ma chaise, hors de moi. Qu’était-il en train de me raconter ?
— Tout le temps ! Reste concentrée, Yaël ! l’imitai-je en m’agitant comme une folle furieuse devant son bureau. Rien ni personne ne doit entraver ta carrière ! Combien de fois m’avez-vous dit ça ?
— Ça ne veut pas dire que tu dois être seule.
Je m’arrêtai en le fusillant du regard. Il est gentil, lui ! Il est bien placé pour en parler, alors que sa seule obsession, c’est son job !
— Mais si ! Vous êtes bien seul ! C’est bien que ça doit être obligatoire pour réussir.
— Je ne suis pas nécessairement un exemple à suivre et…
— Ne vous foutez pas de moi, Bertrand ! Vous avez bien quitté votre femme pour votre carrière ?
— D’où tu sors ça ? s’énerva-t-il. Et non, je l’ai quittée parce que nous ne prenions pas la même direction, ce n’est pas pareil.
— C’est tout comme…
— Tu te trompes.
Je me postai face à lui, les mains sur les hanches, en retenant des envies de meurtre. Il me fixait.
— Ça suffit, Bertrand ! On arrête de jouer. J’ai basé ma vie sur votre façon de faire. Passez à table, lui ordonnai-je, la voix vibrante de colère.
Il prit une profonde inspiration.
— Quand je te disais que personne ne devait t’entraver, ça voulait simplement dire que tu ne devais pas renier tes ambitions à cause de la personne avec qui tu vis. Quand on fait ça, un jour ou l’autre on trinque, et on finit par rendre l’autre responsable de son échec. La question du choix ne doit pas se poser.
— Et vos enfants ? insistai-je.
Il fallait que je trouve une raison, une seule, une toute petite qui justifiait ce que j’avais fait. C’était impossible que je me sois trompée à ce point ! Ce serait insupportable.
— Mes enfants sont grands aujourd’hui, ils mènent leur vie. Ma carrière ne m’a pas empêché de m’occuper d’eux et de les voir grandir, certes de loin. Mais comme plus de la moitié des pères divorcés. Je ne dis pas que c’est la meilleure solution, on fait avec ce qu’on a, je ne les aurais jamais abandonnés pour mon job. Pour qui me prends-tu ? Tu ne sais rien de ma vie !
Nous nous défiâmes du regard. Je tenais encore bon. Pourtant je sentais mon assurance s’effriter peu à peu.
— Ne me rends pas responsable de tes échecs, Yaël. Tu es une grande fille. Tu as fait des raccourcis et tu as tout interprété à ta manière pour te trouver des excuses. Et puis qui t’a dit que je n’avais personne dans ma vie ? Tout n’est que question de confiance et de respect.
Je m’écroulai sur ma chaise, mes repères professionnels s’effondraient comme un château de cartes. Je me serais donc sacrifiée pour rien ? J’étais vide, j’étais seule pour rien.
— Alors maintenant tu vas m’écouter. Quand je t’ai proposé l’association, j’avais des doutes. Et il s’est effectivement passé ce que je craignais, tu es devenue folle, tu as complètement déraillé. On ne peut pas tenir un rythme pareil quand on est seul, personne ne le peut. Moi, je tiens parce que j’ai ma bulle d’oxygène qui m’attend et me soutient, sans s’oublier elle-même, elle a une carrière brillante de son côté, et c’est son choix, je le respecte. Ambition ne doit pas rimer avec solitude. Je vais être honnête avec toi, durant tes vacances, j’ai envisagé d’autres options que notre partenariat. J’ai quand même voulu te laisser une dernière chance. J’ai toujours cru en toi, Yaël. Je pensais que tu en avais la force, j’attendais que tu aies le déclic. Et le miracle est arrivé, tu étais sur la voie de l’équilibre. Ça n’a fait qu’aller de mieux en mieux et j’ai pensé que tu étais prête. T’ai-je fait un seul reproche, une seule allusion sur ton travail depuis que j’ai compris qu’un homme partageait ta vie ?