— Non, avouai-je au bord des larmes.
— Et tu as tout mis par terre en agissant sur un coup de tête.
— Je l’aurais fait souffrir…
— Il n’a pas franchement l’air d’un gamin en détresse. Tu ne lui as même pas demandé son avis. Je dirais que c’est ça, le pire, tu ne lui as pas laissé le choix. Si toi tu ne devais pas choisir entre ton job et lui, lui avait le droit de choisir d’accepter ou non de te soutenir.
Je ne pensais pas qu’il était possible de me sentir encore plus mal que ces derniers jours et, pourtant, Bertrand venait de m’achever. J’étais passée à côté de ma vie, terrifiée à l’idée de tout foirer. Aujourd’hui, rien n’était récupérable. C’était trop tard.
— Je te préviens, Yaël, c’est la première et la dernière fois que nous avons cette conversation, reprit-il sans me laisser le temps de digérer. Maintenant, ce n’est pas à moi de te dire quoi faire. Mais ressaisis-toi d’une façon ou d’une autre.
Il se leva et enfila sa veste.
— Bon Noël.
En passant à côté de moi, il posa sa main sur mon épaule et la serra. Puis il quitta la pièce. Je restai stoïque sur ma chaise, écoutant le bruit de ses pas décroître, puis la porte de l’agence s’ouvrir et se refermer. Durant de longues minutes de catatonie, je revécus la séparation avec Marc — les horreurs que j’avais pu dire pour justifier notre rupture et les mots si durs, si vrais, si légitimes qu’il avait eus pour moi —, je me remémorai les paroles de Bertrand, visualisant mon avenir solitaire. Puis, je me levai d’un bond. Je fonçai vers mon bureau et récupérai mes affaires. Je claquai la porte de l’agence, dévalai les escaliers. Je hélai un taxi et donnai au chauffeur l’adresse de la brocante. Trouver le rideau baissé et les lumières de son appartement éteintes en arrivant fit naître en moi une vague d’angoisse et raviva de vieux souvenirs douloureux ; je demandai au chauffeur de me conduire chez Louis, sa cantine. Là aussi, porte close. Toujours recroquevillée sur la banquette arrière, j’attrapai mon téléphone, prête à l’appeler. Et je me souvins que dans un élan de folie je l’avais effacé du répertoire. Ma dépendance totale à mon iPhone me coûtait cher puisque mon cerveau ne mémorisait plus aucun numéro.
— Où allons-nous ? chercha à savoir le chauffeur.
Il me restait un endroit où aller : chez son grand-père. Je puisai dans les tréfonds de ma mémoire pour retrouver l’adresse. Le taxi traversa à nouveau Paris ; il y avait dix ans, j’avais pris le métro pour y aller, mais mon état de nerfs était significativement le même, je tremblais comme une feuille, les yeux pleins de larmes. Aujourd’hui, la culpabilité me dévorait et le sentiment de gâchis m’écœurait. En arrivant au pied de l’immeuble, je me sentis bête ; n’ayant pas le code, comment allais-je faire pour y pénétrer ?
— Et maintenant, on fait quoi ? me demanda le chauffeur du taxi alors que je ne bougeais pas de ma place.
— On attend.
Je trouverais bien un pigeon pour m’ouvrir.
— Je n’ai pas que ça à faire !
— Votre compteur ne va pas s’en plaindre ! Ne bougez pas ! lui ordonnai-je en sortant précipitamment du véhicule.
Quelqu’un s’approchait de la porte, je saisis l’occasion et réussis à en profiter. Pieds nus, je piquai un sprint dans l’escalier jusqu’au troisième étage. Je fus frappée par le souvenir des lieux, intact dans ma mémoire. Je sonnai à la porte, puis tambourinai sur le bois.
— Abuelo ! Abuelo ! hurlai-je. Ouvrez-moi, c’est Yaël !
Après quelques minutes, j’entendis le cliquetis des serrures. Et la porte s’ouvrit sur le vieil homme. Mes sanglots me faisaient hoqueter. Il m’ouvrit ses bras, je m’y réfugiai et m’accrochai à son gilet de laine qui sentait la naphtaline. Ses mains de grand-père caressèrent délicatement mes cheveux.
— Entre, ma petite Yaël, me dit-il doucement.
Toujours aussi chaleureux, il me prit par les épaules et m’entraîna dans le long couloir. Puis il m’aida à m’asseoir sur une chaise de la table de la salle à manger.
— Tu as la peau sur les os, et tu es frigorifiée, dit-il en s’éloignant vers la cuisine.
Je levai alors la tête et mes yeux tombèrent sur le buffet, sur des photos de Marc, petit garçon, adolescent, dans la vingtaine aux Puces. Je vis aussi une vieille photo en noir et blanc, jaunie par les années, d’Abuelo et de sa femme, l’amour de sa vie, comme me l’avait dit Marc.
— Elle était merveilleuse, me dit Abuelo en revenant à côté de moi. Un ange…
En l’observant la regarder, je fus frappée par l’amour qui se lisait sur ses traits.
— Avant que tu ne me poses la question : ne t’inquiète pas, il n’a pas disparu, il n’est pas parti. Il fait juste ce qu’il peut. Maintenant, mange, me dit-il.
Il posa un bol de soupe sous mon nez, et une grande cuillère en argent. C’était du fait-maison. Le parfum de légumes me renvoya en enfance. Il me tendit un mouchoir en tissu à carreaux. J’essuyai mon nez et mes joues. Puis je plongeai la cuillère dans le bol. Abuelo s’assit à côté de moi, et me regarda avaler sa soupe jusqu’à la dernière goutte. Sans atténuer la douleur, chaque gorgée me réchauffa. Quand j’eus fini, il se releva en emportant mon bol et revint quelques minutes plus tard avec une banane coupée en rondelles dans un ramequin.
— Ça va te faire du bien.
Et ça recommença. Il m’observa manger mon fruit. Il ne rouvrit la bouche que lorsqu’il ne resta plus aucun morceau.
— Ma petite Yaël, je n’ai jamais oublié ton visage lorsque je t’ai annoncé qu’il ne reviendrait pas, il y a dix ans. Tu m’as hantée. J’aurais voulu ne jamais revoir ça.
Il mit sa main sur mon bras et ajouta :
— Pardonne-moi de t’avoir fait ça. Mon petit-fils n’a jamais su à quel point tu souffrais à l’époque. Il fallait qu’il aille de l’avant… Je le regrette…
— Vous n’y êtes pour rien. Laissons le passé où il est, c’est aussi bien.
— On dit que les plus belles histoires sont les plus difficiles. J’aurais quand même préféré que vous soyez épargnés tous les deux.
— Tout est de ma faute, Abuelo.
— On a tous droit à l’erreur.
Nous restâmes de longues minutes sans rien dire, sa main toujours sur mon bras, ma main sur la sienne, les larmes dégoulinant sur mes joues.
— Maintenant, tu vas rentrer chez toi, te reposer et vous laisser du temps.
— Merci pour votre accueil.
— Ma porte te sera toujours grande ouverte.
Je remis mon manteau et attrapai mon sac à main, posé par terre. Puis je me permis d’aider Abuelo à se lever de sa chaise. Bras dessus, bras dessous, il m’accompagna jusqu’à la porte d’entrée. Une fois sur le palier, je le regardai, la trouille au ventre de ne jamais le revoir. Il me fit son gentil sourire.
— À bientôt, ma petite Yaël. Sois prudente en rentrant chez toi.