— Oui…
Ma gorge se noua, puis il referma la porte, et je l’entendis verrouiller ses nombreuses serrures. Je descendis l’escalier moquetté, toujours pieds nus, et ne remis mes chaussures que devant la porte de l’immeuble. À ma grande surprise, le taxi n’avait pas bougé. Je récupérai ma place à l’arrière.
— Je vous prie de m’excuser.
— Les excuses, ça ne m’intéresse pas. Mais c’est direction le poste, si vous ne payez pas.
— Vous aurez votre argent.
— On va où, maintenant ?
Je ne donnai pas mon adresse, mais celle de ma sœur ; j’avais besoin d’elle, de Cédric, des enfants et de mes parents. Et je devais m’excuser. Pour tout. Pour le mal que j’avais fait pendant dix ans.
Alice m’ouvrit la porte, nous nous regardâmes longuement. Et puis ma vue se troubla, elle me tendit les bras, je m’y jetai.
— Pardon, Alice. Je ne sais pas ce qui m’a pris.
Elle me berça en caressant mes cheveux.
— Tu es là, tout va bien. Entre.
Elle m’entraîna dans l’entrée et prit mon visage entre ses mains.
— J’ai fait la plus grosse connerie de ma vie.
— Mais non… ça va s’arranger. Et tu dois te calmer d’abord…
— Mais s’il ne veut plus jamais entendre parler de moi…
— Ton père ira le chercher par la peau des fesses !
Papa ! Alice me lâcha, je me jetai dans les bras tendus de mes parents. J’étais une petite fille qui avait besoin de se faire consoler et gronder par son papa et sa maman.
— Ma sweet Yaël, murmura ma mère à mon oreille. Tout va s’arranger, tu vas voir.
— I don’t know, mum, I don’t know…
— What’s happening ?
Je soupirai en me détachant d’eux. Puis je croisai le regard de Cédric.
— Je suis désolée, lui dis-je à lui aussi.
— Tu es une sacrée chieuse. Allez, viens par là.
Mon beau-frère vint m’attraper par les épaules et m’entraîna dans le séjour, décoré pour Noël. Alice avait chopé le virus avec notre mère, on se serait cru dans le salon de nos grands-parents maternels, avec des guirlandes, des bougies et des lampions à foison. Maman disparut dans la cuisine, et revint quelques secondes plus tard avec un mug de thé et une assiette de scones, ayant déjà réussi à en cuire une fournée alors que ça ne faisait que quelques heures qu’elle était arrivée ! Même à plus de 21 heures, ça restait le remède miracle pour tous les chagrins de son point de vue. Assise à côté de moi sur le canapé, elle me les prépara avec du beurre et de la marmelade maison, comme si j’avais encore cinq ans. Je devais vraiment faire peur à voir, ce soir, pour que tout le monde veuille me nourrir. Alice vint s’asseoir de l’autre côté, papa et Cédric s’installèrent dans les fauteuils en face.
— Je dirige l’agence depuis le début du mois, mon patron m’a cédé une partie de ses parts, leur annonçai-je sans plus attendre.
Je n’en pouvais plus de cacher ça.
— C’est merveilleux ! s’exclama mon père. Ton travail paie, cet homme n’est pas un ingrat. Tu dois être folle de joie !
— Merci.
Mon pauvre papa, si tu savais les horreurs que j’ai faites pour l’avoir, ce job. Ce boulot que j’adore entraîne ma perte.
— Eh bien, ça en fait des choses à fêter cette année, à Noël ! enchaîna ma mère. Entre le bébé et ta promotion ! Je suis fière de mes filles.
Non, maman, ne dis pas ça. Ne compare pas ce bébé de l’amour à mes conneries, ma solitude, et à la perte de Marc.
— Merci, maman, occupons-nous plutôt du bébé et d’Alice… Je vous ai abandonnés pour mon boulot, pour l’agence. J’ai tiré un trait sur l’essentiel toutes ces années. Je me suis trompée de priorités. Je vous délaisse… je… Pardon pour tout ce que je vous ai fait subir…
— Tu nous appelles plus qu’avant, me coupa-t-elle. Tu ne t’en es pas rendu compte ? On est contents, déjà. Marius et Léa n’ont pas arrêté de nous parler de toi et de ce que tu as fait avec eux cet été…
— C’est vrai, ça ! confirma papa. Depuis que tu es partie en vacances avec ta sœur, nous trouvons avec maman que tu gères mieux, même très bien tes responsabilités et le reste…
— On n’a plus affaire à un courant d’air depuis cet été, m’annonça Cédric. C’est pour ça qu’on n’a rien compris à ton attitude de cinglée…
Depuis cet été, depuis les vacances à Lourmarin, j’aurais eu envie d’ajouter depuis Marc. Il m’avait rendue meilleure, il m’avait redonné accès à mon humanité, il m’avait fait penser à autre chose que mon job et, pourtant, je n’avais jamais été si heureuse de travailler, comme si le fait que ma vie ne tourne plus autour de l’agence, m’avait permis de voir les choses autrement, de m’impliquer de la bonne façon et non plus pathologiquement pour compenser un manque. À ce stade de ma réflexion, un souvenir vieux de plusieurs mois me revint. Gabriel, ce client qui me pourrissait la vie, m’avait dit de mettre un peu de passion dans ma vie en me prédisant que cela me rendrait encore meilleure. À l’époque, je n’avais rien compris. Et pourtant, aujourd’hui, je devais reconnaître que ce sale type, qui n’était peut-être pas si mauvais que ça, avait raison. Tout arrivait. J’avais toujours cru que Bertrand n’avait que ça dans sa vie, alors que non, il y avait une femme qui l’attendait, le soutenait, qui acceptait son ambition. Marc, le peu de temps que nous avions partagé ensemble, ne m’avait jamais fait un seul reproche. Jamais il ne m’avait dit que mon travail nous empêchait de nous voir. Et pourtant Dieu sait qu’il avait dû en souffrir. Tout le monde avait toujours pensé que mon patron me lobotomisait, alors que je m’étais lobotomisée toute seule, comme une grande.
— C’est à cause de ça ? me demanda Alice en attrapant ma main dans la sienne.
Je la regardai, elle me souriait.
— J’ai paniqué, je pensais que je ne pouvais pas, je sais comment je peux devenir avec mon travail, alors… j’ai préféré…
— Garde tes explications pour lui. Nous, on sera toujours là. D’accord ?
— Je ne le mérite pas…
— Mais si…
— Je peux dormir ici ?
— Si le canapé te convient et que te faire réveiller par les enfants ne te pose pas de problème, je n’attends que ça !
— Moi aussi.
— Tu bosses demain ? me demanda Cédric.
— Euh… non… c’est Noël quand même.
Il retint un rire moqueur. Je le méritais.
— Serais-tu en pleine mutation ?
— J’espère… Je retourne au bureau le 26, pas avant. Promis.
— Dans ce cas, tu restes ici jusqu’à ton petit déj’ du 26 !
— Merci, mais il faudra que je repasse chez moi demain.
— 12 —
J’empruntai la Clio pourrie d’Alice pour aller chez moi récupérer quelques affaires et surtout la montagne de cadeaux à déposer la nuit suivante au pied du sapin. Je n’avais pas envie de m’attarder dans mon appartement qui me paraissait à présent aussi accueillant qu’un bloc chirurgical. Je n’avais envie que d’une chose : retrouver la chaleur de la maison de ma sœur. Je jetai à la va-vite quelques vêtements dans un sac et me changeai pour une tenue plus confortable que celle du travail. En moins d’une demi-heure, l’affaire était réglée et le coffre plein. Pourtant, je ne pris pas la direction du périphérique ; je devais retenter ma chance pour lui expliquer, pour reconnaître mes erreurs, ça ne changerait rien à la situation, je le sentais, mais je lui devais ça, et j’en avais besoin. En passant en voiture devant la brocante, j’aperçus une lumière, il était là, je me garai n’importe comment, claquai la portière et courus jusqu’à la boutique. Je pris deux secondes pour calmer ma respiration, puis je poussai la porte. Le silence me déchira. Il écoutait toujours de la musique à la brocante, peu importe qu’il y ait des clients ou non. Là, pas une note, pas une parole, pas un bruit.