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— Qu’allons-nous faire, Marc ?

— Rien… Il n’y a plus rien à faire. C’est trop tard.

Il remit ses lunettes et partit au fond de la boutique. Les lumières s’éteignirent toutes les unes après les autres, j’entendis le bruit d’un trousseau de clés. Puis Marc revint, sa veste en velours sur le dos, et attrapa son sac de voyage en me lançant un regard.

— Désolé, je suis attendu.

— Que fais-tu ?

— Je pars fêter Noël chez mes parents, je dois passer prendre Abuelo et je suis déjà en retard.

— Tu ne peux pas partir comme ça ?

— Yaël, c’est fini…

— Non…

Il reposa son sac et fit les quelques pas qui nous séparaient. Sentir la chaleur de son corps si près de moi me fit frissonner. Je levai le visage vers lui. Son sourire, que je n’attendais plus, était triste et confirma mes pires craintes. Il posa délicatement ses mains de chaque côté de mon cou, je fermai les yeux, en savourant la moindre seconde où nos peaux se réunissaient.

— Yaël… je ne veux plus rien en ce moment… Je t’ai attendue si longtemps, et quand enfin j’ai eu l’impression que tu étais là… tu t’es enfuie…

— Non, l’interrompis-je en rouvrant les yeux.

Je sentais son pouce caressant ma peau, je m’accrochai à ses bras, sa montre camouflée sous ma main.

—  Ça fait dix ans qu’on se fait souffrir tous les deux, sans en avoir conscience, la plupart du temps. Ce n’est pas une vie… on finira toujours par se balancer des reproches, des attaques sur ce qu’on se fait subir ou sur le passé. Quand on s’est retrouvés, j’ai cru que c’était toi, celle avec qui je passerais ma vie… Je me suis planté… et je ne suis pas celui qu’il te faut…

— Marc… non… ne dis pas ça… s’il te plaît… Je t’aime, je t’aime… Je te veux tellement dans ma vie que j’en ai mal… On va construire ensemble… on va se retrouver… tirer un trait sur le reste… Ne nous fais pas ça… je t’en prie… Laisse-nous essayer… tu me disais qu’on aurait pu…

— Oui, avant… s’il n’y avait pas eu tout ça… Il n’y a pas de place pour moi dans ta vie, je sais ce que je veux, et ce n’est pas ça… J’ai besoin d’être seul, de prendre du recul… je n’en peux plus… je veux que tout ça s’arrête…

Il se pencha, je crus l’espace d’une seconde qu’il allait m’embrasser. Mais non, il posa son front contre le mien, ferma fort les yeux en soupirant.

— Vas-y maintenant, murmura-t-il.

— Marc, s’il te plaît.

— Respecte mon choix.

Il lâcha mon cou, reprit son sac et ouvrit la porte de la brocante. Je sortis, et restai pétrifiée sur le trottoir tandis qu’il fermait à clé et baissait le rideau.

— N’oublie pas de faire attention à toi, me dit-il.

— Promis… Souhaite un joyeux Noël à ton grand-père de ma part.

Il esquissa un sourire.

—  Ça lui fera plaisir, tu lui manqueras.

Il planta son regard dans le mien quelques secondes, puis il s’en alla en allumant une cigarette. Je le regardai jusqu’à ce qu’il disparaisse au coin de la rue. Puis je m’adossai au rideau baissé de la brocante, et me laissai tomber jusqu’au sol en fermant les yeux. C’était fini… dix ans d’attente pour en arriver là. Marc et Yaël, ça n’existait plus. Une page de ma vie se tournait. Il était lui, j’étais moi, nous aurions pu être nous, mais c’était fini. J’étais vidée, brisée, déchirée de part en part.

— 13 —

Les semaines qui suivirent, d’une manière inattendue et spontanée, je repris ma vie en main en commençant par changer certaines de mes habitudes. Ça débuta par un matin au réveil, je sortis du lit à 6 h 30, et j’eus la flemme d’aller me cailler à la piscine. J’avais surtout envie de rester au chaud sous ma couette et de traîner en pyjama avant de me rendre au boulot. À partir de là, chaque jour, je pris mon temps. Je compris que mon ancienne hyperactivité permanente ne m’apportait rien, que c’était vain et futile. Tout comme l’abrutissement au travail. À quoi bon ? Ça ne me donnait rien de plus que les autres de bosser comme une folle. Ma vie n’en était pas remplie pour autant. Alors, c’est certain, ce constat eut un goût amer. Je travaillais toujours autant sans compter mes heures. Cependant, ma réaction face à la lassitude et la fatigue changea. Je ne luttais plus, je m’écoutais, j’écoutais mon corps quand il me disait stop. Je ne cherchais plus à contrôler mes migraines. Quand j’en avais une, je rentrais chez moi me reposer. Souvent, je faisais un saut chez ma sœur pour dîner parfois juste avec elle et Cédric, parfois avec les autres aussi — j’avais fini par retrouver l’amitié d’Adrien et de Jeanne, qui par l’opération du Saint-Esprit ne m’en voulaient plus de rien ; Alice m’avoua que Marc avait recadré les choses avec eux en signifiant qu’ils n’avaient pas à s’en mêler, ni à me juger. Ces moments en leur compagnie m’étaient vitaux, je les savourais, je les aimais, ils remplissaient le vide de ma vie, ils me nourrissaient davantage que le travail l’avait jamais fait. Avec eux, j’arrivais à sourire, à rire parfois, mais plus difficilement. Il y avait toujours quelques minutes où je me sentais heureuse, où j’arrivais à mettre le reste un tout petit peu à distance. Ces soirs-là, quand je rentrais chez moi, j’étais moins oppressée.

Durant les fêtes, j’avais eu de grandes conversations avec mes parents, ils m’avaient accordé beaucoup de temps. Plusieurs soirs, ils vinrent me retrouver à l’agence pour que nous dînions ensemble. Cela avait été l’occasion de faire le point sur nos vies. Je les avais mis de côté depuis si longtemps, ils redécouvraient leur fille, mais leur fille les redécouvrait aussi. Je ne connaissais pas grand-chose de leur vie de retraités. Au fond de moi, je souhaitais recréer des liens aussi forts que ceux que nous avions avant que je devienne obsédée par le travail. Je voulais savoir leur quotidien et je voulais qu’ils connaissent le mien. Et puis, le jour où je les avais invités chez moi, j’eus un choc en voyant papa flageoler un peu sur ses jambes, essoufflé après avoir monté l’escalier de l’immeuble. J’avais passé cette soirée à les observer, les détailler sous toutes les coutures. Mes parents avaient vieilli, sans que je m’en rende compte. Ils ne seraient pas éternels. Je devais profiter d’eux davantage. À la suite de cette prise de conscience, j’embarquai mon père dans un projet un peu fou, mais qui ne pouvait plus être reculé, trop longtemps remisé au fond d’un placard : la restauration de la grange de la Petite Fleur. Je voulais partager quelque chose de fort avec eux, construire avec eux. J’avais envie de m’y investir et d’y passer du temps dès que je pourrais m’octroyer des pauses. La maison de la Petite Fleur allait devenir trop petite une fois que le bébé d’Alice serait né. Il nous fallait plus de place pour les réunions de famille. La grange, dans mes rêves de petite fille, était ma maison du bonheur. Je voulais la mettre en état de nous accueillir, moi particulièrement. De cette façon, mes parents gagneraient en confort en déménageant dans ma chambre actuelle avec leur propre salle de bains.

Fin janvier, je retrouvai papa là-bas, il avait travaillé sur ses plans et rameuté les artisans du coin qu’il connaissait. Il rajeunissait à vue d’œil en renouant avec son travail. Nous passâmes le week-end à tout mettre en place. Maman était du voyage, bien évidemment ! Elle vaquait à ses occupations en nous laissant nous salir dans la grange et peaufiner notre projet. Cependant, elle veillait au grain, d’un simple regard, elle calmait nos ardeurs quand nous dépassions les bornes au niveau de nos ambitions. Les travaux allaient débuter la semaine suivante, et je pris une décision radicale et inattendue : il fallait suivre le chantier de près, et il me sembla naturel de prendre en charge cette partie. Pour plusieurs raisons, les artisans étaient des amis de mon père, il ne les presserait pas comme moi, qui ne me laisserais pas monter sur les pieds, ni embobiner par des excuses bidons pour justifier le retard. Ensuite, je ne voulais pas que mon père se fatigue en faisant trop souvent le voyage depuis Lisbonne. Je m’y rendrais donc une fois par mois pour suivre le chantier pendant deux jours, mais aussi pour prendre l’air. Ça m’aérerait et ça me permettrait de recharger les batteries. Cet endroit, rempli de bonnes ondes, avait toujours été mon refuge, gamine, pourquoi ne pas en profiter adulte ?