Début février, Bertrand quitta l’agence. Les deux mois de passation étaient terminés. Bien qu’il ait insisté pour qu’on ne fasse rien, je tins à organiser un pot de départ. Chaque personne de l’équipe y alla de sa petite anecdote, se moquant ouvertement de la tyrannie et des maniaqueries de son ex-patron ; tout y passa : les sushis, les coups de pression, les réunions du vendredi soir à 19 h 30. Derrière ces traits d’humour, se cachait aussi un avertissement qui m’était directement adressé : pour que l’ambiance reste au beau fixe, j’avais intérêt à ne pas les harceler et à ne pas renouer avec mes vieux démons. Ça tombait bien, je n’en avais pas du tout envie, c’était désormais une autre vie pour moi. Ce fut le seul et unique jour où je vis la carapace Bertrand se fissurer. Il était gêné, limite ému. Toutes les personnes présentes lui devaient une partie de leur carrière, en avaient conscience et le remercièrent avec effusion. Il eut un mot d’encouragement et de félicitations pour chacun. Je compris que l’émotion le submergeait quand il finit par renvoyer tout le monde chez soi, sans plus s’attarder sur les au revoir.
— Yaël, dans mon bureau !
Sans réfléchir, je le suivis, sauf que je ne m’attendais pas à ce qu’il prenne ma place habituelle : celle du convoqué.
— Que faites-vous ?
— C’est chez toi, ici, maintenant. File de l’autre côté.
Ce fut en souriant que je pris sa place de patron, il se carra dans sa chaise en me regardant, un léger rictus aux lèvres.
— C’est bien, dit-il après quelques secondes de silence. Tu vas parfaitement t’en sortir.
— Merci.
— C’est moi qui te remercie, Yaël. Ça a été un plaisir de te former et de travailler avec toi ces dix dernières années. Notre binôme va me manquer. Je suis déjà chanceux de t’avoir trouvée et de te savoir à la tête de l’agence. Ce pauvre Sean ne va pas s’en remettre !
Il éclata de rire, je me contentai de sourire. Ses compliments me touchaient de plein fouet, je ne lui avais pas facilité la vie. Et je lui devais tout, je ne l’oubliais pas. Puis, il reprit son sérieux.
— Tu as largement contribué à toute cette réussite.
— Non…
Il planta ses yeux dans les miens.
— Tu ne serais pas à cette place dans le cas contraire, il faut que tu en aies conscience. Et j’ai l’impression que pour le reste, tu gères la situation.
Je hochai la tête, incapable de prononcer un mot. C’était moi qui étais gagnée par l’émotion. Il se redressa, tapota ses cuisses et se leva.
— Il est temps.
Son regard parcourut avec attention son bureau une dernière fois. Il s’arrêta sur l’étagère contenant tous ses dossiers, le canapé dans lequel il avait dû dormir un nombre incalculable de fois. Il inspira profondément et sortit. Arrivée devant la porte d’entrée, je me lançai :
— J’ai une question à vous poser avant que vous partiez. Ça me turlupine depuis un bout de temps.
Il me fit un sourire en coin.
— Je t’écoute.
— Pourquoi partir ?
— J’ai fait le tour de ce business, je n’ai plus d’idées, alors que ça fourmille chez toi. Je ne veux pas que cette agence que j’ai créée avec mes tripes devienne une routine, je refuse d’être blasé. J’avais envie d’un nouveau défi, excitant pour finir ma carrière. Tu comprends ?
— Bien sûr…
— À mon tour, j’ai une faveur à te demander.
Qu’est-ce qui va encore me tomber dessus ?
— Oui.
— Maintenant que nous sommes sur un pied d’égalité, vas-tu enfin me tutoyer ?
— Hors de question !
Il éclata de rire. Je lui tendis la main, il me la serra et plongea son regard bleu acier dans le mien. Bertrand allait me manquer, il m’avait tout appris, il m’avait secouée, parfois rudement, mais toujours pour mon bien. Et sa dernière leçon avait provoqué un séisme dans ma façon d’envisager ma vie. Sans oublier qu’il restait le seul à véritablement comprendre mon attachement à mon boulot et à la réussite. Ma gorge se noua.
— Merci pour tout, Bertrand, réussis-je à lui dire, malgré ma voix tremblante.
Il souffla et serra plus fort ma main.
— À bientôt, me dit-il tout bas.
Il partit sans me laisser le temps de lui répondre et la porte se referma sur sa silhouette. Je me dirigeai vers les fenêtres et attendis de le voir sortir, il apparut quelques minutes plus tard et rejoignit une femme à la silhouette sophistiquée, que je n’avais jusque-là pas remarquée. Aussi incroyable que ça paraisse, c’était un fait, il partageait sa vie de fou avec quelqu’un. C’était donc possible. Ils échangèrent quelques mots, elle caressa sa joue, et Bertrand entoura ses épaules avec son bras. Ils se mirent en marche, non sans qu’il jette un dernier coup d’œil vers l’agence.
Depuis notre séparation, soit depuis déjà plus de deux mois, j’étais tout le temps saisie d’une envie monstrueuse et dévorante de téléphoner à Marc ou de courir à la brocante pour lui raconter ma journée. Invariablement, le soir, en quittant l’agence, je rêvais de le trouver adossé à sa Porsche, m’attendant pour passer la soirée et la nuit avec moi. J’aurais donné n’importe quoi pour l’entendre chanter faux du Gainsbourg ou pour me blottir dans ses bras sur son canapé et l’écouter me parler avec entrain de la brocante, avec affection d’Abuelo ou encore de sa dernière trouvaille de chasseur de trésors aux Puces. Depuis que je ne partageais plus rien avec lui, je m’interrogeais sur l’utilité ou plutôt l’inutilité de ce que je faisais sans le vivre à ses côtés. J’étais tiraillée entre mon désir de me battre pour le retrouver et le respect de son choix.
Mon lit me semblait de plus en plus vide et froid la nuit ; je n’avais toujours pas repris de somnifères, même une fois que mes larmes s’étaient taries, je m’endormais désormais en l’imaginant près de moi, sa montre posée sur ma table de nuit. Pour autant, je ne déprimais pas ; plus exactement, je n’avais pas le sentiment d’être au fond du trou. Je n’avais pas le choix, je devais m’en sortir, que cette séparation, cette perte irrémédiable de Marc me rende meilleure, plus forte et plus fragile à la fois. Je devais un jour ou l’autre réussir à réconcilier les deux femmes en moi. Les regards inquiets de mes collègues s’espacèrent, pour finir par complètement disparaître au fil des semaines, mes souvenirs avec lui m’envahissant moins lorsque j’étais à l’agence. À deux ou trois reprises, je me laissai aller à pleurer dans les bras de ma sœur ; elle me consolait à chaque fois, me disant que ça finirait par s’arranger. Je n’en croyais pas un mot, et je ne voyais pas comment ça aurait pu s’arranger, car Marc faisait tout pour m’éviter ; Alice et nos amis ironisaient d’ailleurs à ce sujet en parlant de notre garde alternée, c’était une semaine sur deux. Chaque fois qu’il était invité chez ma sœur ou chez Adrien et Jeanne, il demandait si je serais présente avant de donner sa réponse. Je ne le lui reprochais pas, je faisais la même chose, respectant là aussi son choix. C’était douloureux, mais c’était toujours une étape supplémentaire vers la cicatrisation, ça me faisait grandir. Cependant, je n’avais pas envie de me rajouter une dose supplémentaire de regret. Je n’étais pas assez forte encore pour le revoir, ni avoir de ses nouvelles, je n’en demandais jamais. Je préférais ne pas savoir ce qu’il devenait sans moi.