Выбрать главу

Le printemps pointa le bout de son nez, les travaux avançaient à la Petite Fleur. À chacun de mes séjours, je me réjouissais d’avoir pris une telle décision. Je dirigeais le chantier d’une main de fer, comme en négociation de contrat. Petit plaisir égoïste de patronne, je partais le vendredi à 15 heures de l’agence et ne revenais que le lundi matin à 11 heures, mais je n’étais pas la seule à en bénéficier puisque j’accordais ce week-end prolongé mensuel à chaque personne de l’équipe. Je profitais du trajet en train pour travailler sur mes dossiers, et bien souvent mes soirées luberonnaises se passaient devant l’écran de mon Mac, je ne pouvais pas me refaire ! Mais avant de bosser, j’allais faire mes courses au village : tapenade locale, pain grillé, charcuterie italienne, un gibassier et bien évidemment ma bouteille de vin blanc ! Je travaillais en musique avec mon verre à la main, écroulée dans le canapé défoncé de mes parents, et je grignotais. Je finissais ma soirée dans un bain bouillant avec de la mousse à gogo, plongée dans un vieux roman de ma mère trouvé dans la bibliothèque. Ce fut durant une de ces soirées que je fus prise d’un coup de folie. J’envoyai un mail à Gabriel pour lui demander quand sa femme pouvait me recevoir à l’Atelier. Le rendez-vous fut fixé le mercredi suivant, après mon passage dans les bureaux de Gabriel pour un dossier en cours entre nous.

Vers 19 h 30, je sonnai à la porte de l’Atelier. Iris, un grand sourire aux lèvres, m’ouvrit dans les deux minutes qui suivirent. Elle déposa une bise délicate sur ma joue.

— Bienvenue à l’Atelier, Yaël ! Je suis si heureuse.

— Merci, je suis ravie aussi.

— Suivez-moi.

Elle me précéda et m’impressionna sur ses douze-centimètres, c’était une hauteur que je n’avais jamais réussi à franchir. Elle piquait subtilement le parquet avec les aiguilles de ses talons, d’une démarche parfaite, digne d’un mannequin. Qui lui avait appris à marcher de cette façon ? Elle me fit traverser une salle de réception déserte, mais où devaient travailler ses petites mains, puisque l’espace était organisé autour d’une bonne dizaine de machines à coudre, des mannequins en bois et de matériel dont je ne connaissais pas l’existence. Le tout éclairé d’un immense lustre en cristal.

— Tout le monde est déjà parti ? lui demandai-je, étonnée.

— Bien sûr, les filles terminent leur journée à 17 h 30, sauf en période de rush, naturellement. En dehors de ça, je les ménage.

Je fixai mes pieds, honteuse de mes anciennes habitudes. Ménager ses employés ! « Quelle drôle d’idée ! » aurais-je pensé avant. Aujourd’hui, je savais qu’elle avait raison.

— Vous venez, Yaël ?

Elle me sortit de mes pensées.

— On va s’installer au boudoir, on y sera bien.

Le boudoir… c’est quoi ce truc ? Cette pièce était un concentré de volupté et de sensualité — velours pourpre et noir, miroirs, méridienne… Il avait dû s’en passer des choses, comme disait Alice, ici !

— Aujourd’hui, je vais juste prendre vos mensurations, je vais vous regarder, on va discuter, et je vous ferai envoyer par coursier mes croquis. Vous choisirez ce qui vous fera plaisir. Ça vous convient ?

— Bien sûr ! Mais, Iris, je ne veux pas vous prendre de votre temps.

Elle s’approcha de moi et plongea ses yeux dans les miens.

— Quand vous me connaîtrez un peu plus, vous saurez que maintenant on ne peut plus me forcer à faire quoi que ce soit dont je n’ai pas le plus profond désir.

Le quart d’heure suivant, elle papillonna autour de moi avec son mètre-ruban. Elle notait toutes mes mensurations sur un carnet qu’elle avait déposé sur le sol. Elle me fit parler de mon travail, de l’agence, de ma sœur, de ma famille… Je me confiais sans même m’en rendre compte.

— Comment va votre amant ?

Je sursautai.

— Mon quoi ? m’étranglai-je.

Iris me fit face.

— Je sais que vous n’êtes pas mariée, mais franchement, pour une femme comme vous, Yaël, je trouve le terme petit ami franchement réducteur. Excusez-moi si je vous ai choquée.

Si la situation n’avait pas été si désespérée entre Marc et moi, j’aurais ri de sa remarque. Lui, un peu moins, je crois.

— Non, non, pas du tout. Mais…

— Oh, vous vous demandez comment je le sais ? C’est simple, quand Gabriel est rentré chez nous, après vous avoir vue partir avec cet homme, il était heureux, vous ne pouvez pas imaginer ! Pire qu’un enfant le matin de Noël ! La Porsche lui a d’ailleurs beaucoup plu !

S’il avait su qu’au même moment on était en train de s’écharper, Marc et moi… Et pourtant, à cet instant, j’aurais donné n’importe quoi pour y être à nouveau. Au moins, j’aurais été avec lui. Ma gorge se noua, je baissai la tête, les larmes montaient. Je devais encore faire face à des retours de bâton, des souvenirs qui me revenaient en pleine face comme un boomerang. Je sentis un doigt sous mon menton, Iris releva mon visage délicatement, et me regarda dans les yeux.

— Racontez-moi.

— C’est trop compliqué !

Elle éclata de rire.

— Vous ne pourrez jamais faire pire que moi.

Sa bonne humeur était contagieuse, je me détendis.

— Pourquoi ? me permis-je de lui demander.

Elle m’attrapa par le bras et m’entraîna jusqu’à la méridienne.

— Yaël, pour que nous soyons ensemble avec Gabriel, il nous a fallu enjamber de nombreux obstacles : mon mariage, la maîtresse de mon premier mari, toutes celles de Gabriel, ainsi que l’amour pathologique et destructeur de notre mentor à tous les deux, Marthe…[1]

L’espace d’un instant, elle ne fut plus avec moi.

— Mais nous y sommes arrivés, reprit-elle sereinement. S’il meurt, je meurs, et inversement.

J’avais la bouche grande ouverte. Iris rit à nouveau.

— Je vous ai tracé ma vie dans les grandes lignes, absolument pas pour vous en mettre plein la vue, mais pour que vous compreniez qu’il n’y a pas de cas désespérés. Je vous écoute.

Durant une bonne demi-heure, je vidai mon sac sans m’épargner. Je lui dis tout, lui confiai tout. Et ça me fit du bien d’en parler, ça me soulagea, ça me réconcilia avec moi-même. Finalement, je ne m’étais jamais autorisée à en parler à qui que ce soit de cette façon. Même pas à Alice. J’ai besoin d’amis.

— Yaël… vous êtes forte, vous vous en sortirez, c’est une certitude.

Elle me détailla, toujours un grand sourire aux lèvres. Puis elle se leva sans que je m’y attende.

— Je reviens, ne bougez pas.

Elle fut rapide comme l’éclair. En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, j’entendis à nouveau le bruit de ses talons.

— Mettez-vous devant le miroir, me dit-elle.

Je lui obéis. Elle se plaça derrière moi. Je me regardai.

— Il manque juste une petite fantaisie séductrice à votre tenue du jour et vous serez parfaite.

Comment allait-elle réussir à transformer mon tailleur-pantalon noir, sous lequel je portais une chemise masculine bleu ciel ?

— Excusez-moi, me dit-elle en revenant se placer devant moi.

Je n’eus pas le temps de réagir qu’avec dextérité elle déboutonna trois boutons de ma chemise. J’eus l’impression de me retrouver les seins à l’air. Puis elle passa autour de mon cou, une cravate noire toute fine, qu’elle noua de telle façon que le nœud cachait la partie trop dévoilée de mon décolleté. Ensuite, elle repassa dans mon dos, défit ma queue-de-cheval, et eut à nouveau le même geste qu’un peu plus tôt. Elle leva délicatement mon menton, toujours son grand sourire aux lèvres.

вернуться

1

Voir Entre mes mains le bonheur se faufile, éditions Michel Lafon, 2014.