— J’y vais dans quinze jours pour l’Ascension, ce n’est pas sûr que je puisse y dormir, mais tout devrait être fini pour cet été ! C’est magnifique, les plans de papa sont parfaits et les artisans font un travail en or. Il reste quelques peintures à faire, la cuisine est presque utilisable et la salle de bains opérationnelle ! Je vais pouvoir commencer à aménager. J’ai tellement hâte ! Vous allez être bluffés pendant les vacances ! Je vous le garantis !
— Attends, tu n’es pas au courant, me coupa Jeanne. Mon cher mari veut aller à la mer, comme il dit !
— Pourquoi ?
— J’ai décidé de faire du paddle ! annonça pompeusement Adrien.
— Pour quoi faire ?
— Bah, du paddle ! Tout le monde en fait au boulot, faut que je m’y mette !
— Tu parles de vacances ! râla Jeanne. Et moi, pendant ce temps-là, faudra que je le regarde s’activer de la pagaie !
Tout le monde éclata de rire. Marc reprit sa place à cet instant.
— Depuis quand, toi, tu réponds au téléphone en plein dîner ? lui balança Adrien, le regard noir.
— Tu as fait des travaux dans la grange ? me demanda Marc en bottant en touche.
Ces premiers mots qu’il m’adressait me chamboulèrent, plus que tout le reste, que je refusais d’analyser. Peur d’avoir trop mal. Je m’autorisai enfin à le regarder dans les yeux et je me sentis mieux, respirant plus facilement.
— Je ne savais pas, m’avoua-t-il.
Ah, toi non plus tu n’as pas cherché à avoir de mes nouvelles.
— Oui, je me suis lancée dans ce projet avec papa juste après Noël…
— Toi qui m’en parlais l’été dernier.
— C’est vrai, quand on était là-haut… Tu verrais, maintenant qu’il y a un vrai plancher, c’est superbe… Tu sais que les ouvriers ont cru devenir dingues avec moi, quand ils ont dû mettre les meubles à l’abri en respectant les consignes que tu m’avais données.
Il sourit légèrement en baissant le visage.
— J’imagine, ça a dû être quelque chose, me répondit-il.
Puis il planta à nouveau son regard dans le mien, et je me retins de lui dire que ces travaux, j’aurais voulu les faire avec lui, que l’aménagement n’était pas possible sans qu’il soit à mes côtés, que je voulais qu’il y soit chez lui, qu’il pose sa montre sur la table de nuit de notre chambre, puisque j’avais prévu de m’y rendre aussi souvent que je le pourrais. Je détournai le regard, craignant de m’effondrer devant tout le monde ; je savais que ça allait être trop dur de le revoir. Mes yeux se posèrent sur Cédric qui bayait aux corneilles, je saisis l’occasion :
— On va te laisser dormir, tu n’en peux plus.
— Ce n’est pas de refus, les amis. Surtout que dans trois jours, je perds le sommeil !
Tout le monde débarrassa et donna un coup de main pour qu’il ait le moins à faire le lendemain matin. Je fouillai dans mon sac à la recherche de mon téléphone quand je le sentis derrière moi.
— Je te ramène.
Pourquoi, Marc ? Ça sert à quoi ? Tu as décidé de me torturer ? Tu ne vois pas à quel point j’ai mal ? Ça ne te suffit pas ? Tu veux m’achever ?
— Je ne crois pas que…
— C’est ridicule que tu prennes un taxi…
J’allais avoir encore plus mal, tant pis. Malgré tout, pour quelques minutes de plus avec lui, ça valait bien la peine de m’endormir en pleurant. Adrien eut le bon goût de ne faire aucune remarque douteuse quand il fut clair pour tout le monde que Marc me raccompagnait chez moi. Cédric me serra dans ses bras en me remerciant d’avoir été là pour Alice aujourd’hui. Avec nostalgie, je renouai avec le parfum de cuir et d’essence de sa vieille Porsche, puis avec le bruit du moteur. Je me calai le plus possible contre la portière en fixant la route. Au bout de quelques minutes, je craquai, voulant entendre encore sa voix, et puis Abuelo me manquait vraiment :
— Comment va ton grand-père ? lui demandai-je sans le regarder.
— Très bien.
— Et la brocante ?
— Ça roule, les beaux jours ramènent du monde.
— Tant mieux.
— Et toi, l’agence, ça marche comme tu veux ?
— Oui.
Je craquai encore plus et le regardai : son visage fermé, sa mâchoire tendue me tétanisèrent.
— Tu sais… je suis venu rendre visite à Alice en plein après-midi parce que j’étais certain que je ne t’y trouverais pas… je ne voulais pas te voir… et puis je t’ai vue… tu étais là en pleine journée à rire avec ta sœur et contempler sa fille. Si j’ai accepté pour ce soir, c’est uniquement pour ne pas blesser Cédric. Et là, j’apprends que tu vas régulièrement à Lourmarin, que tu n’es pas à Paris quand je t’imagine t’épuiser au travail et que je suis aux Puces le dimanche avec Abuelo.
L’arrêt de la voiture me surprit ; nous étions déjà arrivés devant mon immeuble. Il serra le frein à main en laissant le moteur tourner. Il me lança un regard dur.
— Tu m’as vraiment pris pour un con ! Au moins les choses sont claires. Tu ne voulais pas de moi ! Tu fais de la place à tout le monde, mais pour moi, tu n’en avais pas !
Je m’affalai dans le siège et passai la main sur mon front en soupirant.
— C’est bon… Les engueulades, j’en ai ma claque, je suis fatiguée. Je me suis excusée, je t’ai expliqué les choses. J’ai bataillé avec moi-même pour enfin trouver un équilibre dans ma vie. Et maintenant, tu me le reproches !
En soupirant, il détourna le visage, toujours aussi fermé. Je sortis de la Porsche. Le moteur vrombit. La porte cochère de mon immeuble était à peine fermée qu’il démarra à toute vitesse. Clap de fin.
— 14 —
Deux semaines plus tard, j’étais à Lourmarin en week-end prolongé, et même davantage puisque j’avais décroché des rendez-vous avec des agences immobilières de la région, dont les clients étaient pour la plupart de grandes fortunes étrangères — des Russes, des Suédois, des Hollandais, des Américains, des Anglais — pour leur proposer un partenariat avec l’agence. Et lundi serait aussi un grand jour pour la Petite Fleur : internet arrivait !
Mais pour le moment, je comptais bien profiter de mes deux journées de repos. En arrivant, je fis un point avec le chef de chantier ; j’étais satisfaite, il ne restait plus que les finitions. Comme quoi être intraitable pouvait avoir ses avantages. Une fois qu’il fut parti, je balançai mes escarpins — plus besoin — et enfilai mes vieilles Puma qui avaient repris du service depuis quelques mois. Je montai directement dans ma nouvelle chambre et m’extasiai sur le parquet brut et clair que j’avais choisi. Puis j’ouvris la fenêtre pour aérer et chasser l’odeur de peinture fraîche et m’y accoudai pour contempler la vue. J’inspirai à pleins poumons. Ensuite, avec un plaisir non dissimulé, je fis mon lit pour la première fois ici, et sans border la couette. Après avoir envoyé un texto à Alice pour lui dire que j’étais bien arrivée et passé un coup de téléphone à mon père, je descendis à pied au village, mon apéro en terrasse m’appelait. Dans les petites ruelles, je croisai et saluai de nombreuses têtes. Progressivement, je renouais avec des anciennes connaissances de mon enfance et adolescence. Ça me plaisait. Non sans un pincement au cœur, je chinai de la nouvelle déco dans les boutiques où j’avais pris mes habitudes ces derniers mois. La grange manquait de lampes et de cadres, je voulais des photos aux murs. Sans oublier les bougies. Comme bien souvent, je trouvai mon bonheur à La Colline et à L’Apothicaire de Lourmarin. Après avoir acheté mon pain grillé et mon gibassier du week-end, je pus enfin m’installer à la terrasse du Café de l’Ormeau. J’avalai ma première gorgée de Fontvert blanc, puis je soupirai de bien-être, savourant la chaleur, déjà présente en cette fin mai. J’observai autour de moi, le sourire aux lèvres ; les serveurs toujours avenants, les familles ravies d’être en week-end, les couples de retraités. D’ici quelques semaines, il y aurait davantage de monde, j’étais heureuse de profiter de cette quiétude avant la saison estivale. Ce soir, je m’endormirais sans pleurer ni user d’artifice, juste parce que j’étais bien. Certes, il me manquait quelqu’un. Je l’avais attendu plus de dix ans, je pouvais continuer encore un peu, surtout que j’avais goûté à l’homme merveilleux qu’il était. Pourtant, je commençais vraiment à me faire à l’idée qu’il ne reviendrait pas vers moi. Il n’acceptait pas celle que j’étais. J’avais toujours fait attendre tout le monde à cause de mon travail, c’était à mon tour d’apprendre la patience. J’avais fait assez de chemin en un an, pour ne plus retomber dans mes travers. J’avais désormais une nouvelle vie à côté de l’agence, je rattrapais le temps et profitais de ma famille en attendant peut-être d’en avoir un jour une à moi. On pouvait avoir les deux, je l’avais enfin intégré. Tout comme le fait que ces deux éléments essentiels de ma vie pouvaient se nourrir l’un de l’autre ; j’étais meilleure dans mon boulot, plus agréable avec mes collègues depuis que ma vie ne se résumait plus à l’agence. Pour réussir ma vie de femme, je devais savoir décrocher et accorder du temps à ceux que j’aimais. Cette dernière réflexion me fit sourire. Je décrochais tellement désormais que j’avais oublié mon téléphone dans la grange.