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—  Écoute, il y a des limites à ce que je peux rattraper, me prévint-elle. Je t’en ai servi une toute petite part, fais au moins semblant, s’il te plaît !

La négociation était inenvisageable, toute douceur ayant quitté son regard. Je tendis la main et me saisis de l’assiette, luttant contre la mine dégoûtée que je n’étais pas loin d’afficher.

— Merci…

À cet instant, le téléphone de la maison sonna, Alice alla décrocher ; c’étaient nos parents, qui pour rien au monde n’auraient oublié de souhaiter l’anniversaire de leur petit-fils. J’en profitai pour légèrement saccager ma part de gâteau avec ma petite cuillère et abandonner l’assiette dans un coin. Lorsque papa avait pris sa retraite d’architecte, ils avaient bazardé l’appartement parisien où nous avions grandi et profité de la chute de l’immobilier au Portugal pour s’offrir une maison avec vue sur mer à quelques kilomètres de Lisbonne. Ma sœur, le téléphone à l’oreille, proposa de me les passer, je déclinai en secouant vigoureusement la tête — tant pis pour la migraine — et lui décochai un regard noir, lourd de sens. Je préférais largement leur écrire un mail le soir et m’éviter une énième invitation à venir passer un week-end chez eux ; à l’image de ma sœur, ils ne comprenaient pas que je travaille autant. Mes priorités les énervaient et moi, ce qui m’énervait, c’était que personne ne fasse l’effort de saisir l’importance de mon job.

L’heure suivante fut un véritable calvaire ; à croire qu’ils n’avaient plus d’autres conversations que leurs enfants ! Les activités extrascolaires, les sorties en tous genres, les bobos, les bons mots, et j’en passe… Et si la discussion cessait l’espace de quelques secondes, c’était pour demander à ces chères têtes blondes de baisser le son, pour que l’on s’entende mieux parler d’elles. Mon crâne et mes oreilles n’en pouvaient plus. Assise sur un petit bout de canapé, des jouets dans le dos, je finis par craquer et sortis mon téléphone. Je ne m’étais pas trompée. Bertrand m’avait envoyé plusieurs mails, qui semblaient importants ; il voulait que je l’accompagne toute la journée du lendemain. Il m’avait transféré le dossier clients à consulter au plus vite. J’étais fatiguée à l’avance ; j’allais prendre du retard sur certains dossiers, sans compter les rendez-vous organisés depuis longtemps. J’avais hérité d’une assistante quiche, incapable de gérer un emploi du temps ou de trouver des solutions pour satisfaire tout le monde. Je devais toujours repasser derrière elle.

— Yaya, tu as des jeux sur ton téléphone ? me demanda Marius en approchant ses mains pleines de chocolat de mon iPhone 6.

J’éloignai mon portable, en levant haut mon bras, pour éviter la catastrophe, juste à temps.

— Non. Je n’ai pas le temps de jouer.

— Mais…

De l’air ! Je me levai, un peu plus brusquement que je ne l’aurais voulu. Marius s’écroula à ma place vide. Non, ça ne le fait pas, ça…

— Il faut que je rentre, annonçai-je.

— Déjà ? râla Alice pour la forme.

Ouf ! Elle n’allait pas essayer de me convaincre de rester. Elle avait déjà compris que c’était une bataille perdue.

— J’ai du…

— Boulot ! répondirent en chœur Cédric et Adrien.

Tout le monde éclata de rire, sauf moi. Même Alice pouffa. Je fis une bise à tous et me dirigeai vers la porte d’entrée, suivie par ma sœur, sa fille dans les bras.

— Quand est-ce qu’on se refera un après-midi entre sœurs ?

— Je ne sais pas…

Elle soupira, déçue.

— OK. Donne-moi de tes nouvelles.

Nous nous regardâmes de longues secondes dans les yeux, et puis je tournai les talons.

Une heure plus tard, je plongeais dans le bassin et nageais un peu plus longtemps que d’habitude, profitant de ma ligne d’eau réservée pour me vider l’esprit. Le regard de cocker de ma sœur me revenait sans cesse en tête. Elle ne comprenait pas que je n’aie plus autant de temps à lui consacrer qu’avant. J’avais beau essayer de lui expliquer, mais ça ne passait pas. Sa carrière n’avait pas d’importance pour elle. Elle avait toujours rêvé d’être institutrice, elle y était, ça l’éclatait. Elle était consciencieuse, là-dessus pas de doute. Mais bon, elle n’avait envie de rien de plus. Pourquoi et comment pouvait-elle se contenter de si peu ? De mon côté, c’était différent ; avec l’agence, j’avais découvert que je pouvais aller loin, très loin, et rien ne me ferait dévier de ma trajectoire. J’avais envie d’être la meilleure, de prouver que je pouvais exister par mon travail, le tout pimenté d’un besoin vital de me dépasser. Je misais tout là-dessus. Pour moi, rien n’était impossible, rien n’était trop dur. Je gérais tout, la fatigue, le stress, les différents dossiers, toutes mes missions, et tout ça sans l’aide de personne. J’étais maîtresse et actrice de ma propre vie. Cependant, je m’en voulais d’avoir raté l’anniversaire de Marius. Comment avais-je pu oublier ? J’aurais dû mettre une alerte sur mon téléphone.

En rentrant chez moi, je corrigeai le tir en l’enregistrant pour l’année prochaine et toutes les suivantes, sans oublier celui de Léa par la même occasion. Après m’être douchée, je me fis un plateau/ordinateur avec une assiette de crudités et un yaourt au soja, et m’installai dans le canapé. Quelle perte de temps de manger ! Si seulement la science avait pu inventer des pilules pour remplacer les repas ! Avant de travailler, j’envoyai un mail succinct à mes parents et commandai une Nintendo DS dernière génération avec les cinq jeux vidéo en tête des meilleures ventes. Marius l’aurait à la sortie de l’école dès le lendemain, grâce au supplément « livraison express ». Mon oubli appartenait au passé. Je pouvais reprendre le cours de ma vie, en commençant par écrire à Bertrand pour l’assurer de mon entière disponibilité le lendemain. Je me couchai aux alentours de minuit et demi, non sans avoir avalé mon somnifère quotidien, avec le sentiment du devoir accompli. J’aimais les dimanches soir au calme pour préparer ma semaine de travail. Mis à part pour une mission évidemment, je ne supportais pas qu’on me dérange ce soir-là, j’aimais me coacher, organiser mes affaires, vérifier que tout était en ordre, à sa place, me préparer à l’imprévu en permanence. Pourtant, mon organisme lutta un peu plus longtemps que d’habitude avant de céder au sommeil ; la culpabilité vis-à-vis de ma famille et la pression à l’idée de la journée du lendemain m’avaient envahi l’esprit, retardant l’effet du cachet. Jamais Bertrand ne m’avait demandé de l’accompagner pour ce type de contrats. Et d’aussi loin que je m’en souvenais, personne à l’agence n’avait approché ce dossier. Pourquoi moi ? Et surtout pourquoi maintenant ?

Le rendez-vous était comme souvent fixé dans un hôtel de luxe. Au côté de mon patron, je traversai le hall les épaules en arrière, le menton fier, le regard droit. Rien ni personne ne pouvait ébranler mon assurance d’une quelconque manière. Nous étions attendus et j’étais prête pour ce round. La stimulation, l’adrénaline et le stress étaient essentiels à mon équilibre. J’aimais travailler en binôme avec Bertrand, ça me mettait en danger, ça me forçait à me surpasser, seule ma mission importait. Quand je me souvenais de ce que j’avais pensé de lui au moment de notre rencontre, j’avais honte. Je le prenais pour un tocard, en pleine crise de la quarantaine, alors que Bertrand était doué, excellemment doué, avec un sens aigu des affaires. Il était vif, intuitif, savait travailler dans l’urgence. Il possédait l’art de séduire et de convaincre. C’était un instinctif doté d’une formidable capacité d’adaptation. Chaque jour passé à travailler à ses côtés me rendait plus performante. Sans jamais en faire trop, je voulais me rendre indispensable auprès de lui ; l’impressionner grâce à mes capacités comptait plus que tout. J’aimais, lorsque parfois je faisais mouche, sentir son regard satisfait se poser sur moi. Notre complicité professionnelle nous permettait de nous comprendre d’un simple coup d’œil, d’échanger nos informations discrètement, et c’était une des choses qu’on nous enviait. Avoir le ventre noué, l’appétit coupé par l’enjeu de la journée, l’esprit en alerte, me rendait vivante, me stimulait. Autant ça me paralysait au début de ma carrière, autant aujourd’hui, ça me nourrissait. La pression m’était aussi indispensable pour vivre que le sang qui coulait dans mes veines. Je faisais tout pour ne pas perdre une miette de cette puissance ni de cette victoire sur mon corps.