Elle a dû filer drôlement vite, Félicie, pour oublier de boucler la lourde.
— Des imbéciles pareils, fait-elle, il y avait de quoi me tuer. À moins que ce ne soit une erreur, qu’en penses-tu ?
— À moins, oui.
J’entre dans la maison. Je monte au premier.
Tout de suite je constate que la porte de la chambre « bleue » a été forcée.
En fait de chambre bleue c’est plutôt la chambre rouge maintenant, car la môme Édith a la gorge tranchée d’une oreille à l’autre. Moi je vous le dis : les draps du lit n’ont plus la blancheur Persil !
CHAPITRE VIII
Comme par hasard
Entre un homme satisfait et le Vieux il y avait à peu près autant de différence qu’entre Lollobrigida et le chancelier Adenauer.
Il se tient debout contre le radiateur de son bureau et il se chauffe le baigneur tout en massant délicatement sa rotonde.
Je lui ai craché tout le morcif, en long et en large et en relief. J’attends son point de vue.
Un silence lourd comme l’hérédité d’un bandit corse s’établit dans le bureau. On pourrait entendre le sermon d’un sourd-muet.
Enfin le Vieux pousse un soupir de plusieurs mètres cubes.
— Voilà qui n’est pas ordinaire, fait-il… Ainsi Stumer n’était pas seul ?
— Non, cette fille…
— Je ne parle pas de la fille… mais des gens qui les ont tués l’un et l’autre. Ces gens savent où il a caché les documents puisqu’il l’ont supprimé. J’avoue que je ne comprends plus très bien. Voyez-vous, San-Antonio, s’ils ont assassiné Stumer et sa compagne c’est parce qu’ils ont compris que quelqu’un (vous) était sur le coup et qu’ils ont craint que ce quelqu’un ne réussisse à leur arracher leur secret.
Au bout de cette longue tirade à peine ponctuée, on a envie de lui proposer un pneumothorax.
Mais il enchaîne rapidement :
— Pour éviter une fuite, il les tuent !
— C’est un moyen radical…
Le Vieux me foudroie du regard. Il a horreur d’être interrompu, surtout par un trait d’esprit.
— S’ils les tuent, poursuit-il, c’est que « eux » savent où sont les documents.
— Bien entendu…
— Oui, mais alors, s’ils savent cela, ils n’ont pas besoin de tuer les autres ; il leur suffit de mettre la main sur les précieux papiers et de disparaître ?
Je gamberge à ces déductions.
— À moins, glissé-je délicatement, à moins que Stumer n’ait eu la possibilité, en cas de vol des documents, de retrouver la piste de ces gens…
Il est frappé par ce raisonnement.
— Oui, ce doit être ça…
— Et puis, vous l’avez dit vous-même hier, le moment d’utiliser les plans n’est pas encore venu…
On frappe discrètement à la porte.
— Oui, grogne le boss.
C’est Morchoine, un collègue. Il tend un papelard au Vieux.
— Merci, dit celui-ci…
Morchoine sort sur la pointe des nougats en m’adressant un clin d’œil aimable.
— Tenez, dit le boss après avoir tortillé le pli. Cela vous concerne.
— Qu’est-ce que c’est ?
— La réponse des dossiers au sujet de la fille qui habitait avec Stumer.
Je biche le papier et je bouquine.
Édith Almayer, née à Strasbourg en 1930.
Aucune condamnation. Habite Paris depuis 1949. A servi comme barmaid dans une boîte de nuit de Pigalle (Le Cerf-Volant) où elle a fait la connaissance de Stumer.
Je pose le feuillet dactylographié sur le bureau du big boss.
— Hum, c’est plutôt chétif en fait de renseignements, hein ?
— Oui, dit le patron. C’est curieux comme le passé de certaines personnes tient en peu de lignes…
Il est tout heureux d’avoir énoncé cette pensée profonde.
Moi je ne bronche pas. Mes gobilles se portent avec insistance sur la feuille blanche.
Je cherche ce qui me fait froncer les sourcils. C’est comme une sensation de déjà-vu…
— Vous avez quelque chose à dire ? demande le boss qui me connaît bien.
— Attendez, fais-je… Almayer… J’ai déjà vu ce nom, il y a peu de temps… Il était imprimé… Oui, Almayer, Strasbourg, c’était déjà lié…
Il doit avoir du job en rade et il est pressé de m’expédier.
— Eh bien ! réfléchissez à loisir, recommande-t-il… Et si ça biche, prévenez-moi…
C’est le terme : « ça biche » qui m’illumine le concombre.
— J’y suis ! m’écrié-je…
— Ah ! ah !
— Oui, Almayer… C’est le nom de mon noyé.
— De votre quoi ?
— Vous avez dix secondes, c’est une petite histoire à moi…
— Faites…
Je décroche le téléphone et j’appelle Félicie.
Elle est un peu débordée, ma vioque, faut comprendre… Voilà que je lui amène une souris à la casbah en lui recommandant de la retenir prisonnière… Et puis on lui fait vider les lieux grâce à un subterfuge vieux comme la « Série noire » et la pensionnaire est nettoyée des registres de l’état civil pendant ce temps. De quelle façon, grand Dieu ! Une vraie boucherie !
— C’est toi, M’man ?
— Oui…
— Rien de nouveau ?
— Si, les gens de Police-Secours sont venus chercher la demoiselle…
La demoiselle ! Cette Félicie s’exprime toujours comme une gouvernante d’enfants riches.
— Bon…
— J’ai fermé la chambre à clé, à cause des empreintes.
— Tu as bien fait…
— Remarque, ça ne sert pas à grand-chose car la porte est défoncée…
Je vois que le boss pianote d’énervement sur ses manchettes.
— Oui, dis donc, as-tu mis de côté la lettre de l’oncle Gustave ?
— Oui…
— Attrape-la !
— Attends un instant…
Quelques secondes s’écoulent. Heureusement que Félicie est une « rangeuse ».
— Voilà, je l’ai…
— Dedans il y a une coupure de journal ?
— Oui…
— Lis-la moi !
— Une seconde, le temps de chercher mes lunettes…
Le chef paraît sur le point d’éclater. Il regarde sa montre, puis son carnet de rendez-vous… Il tripote ses ustensiles de burlingue avec l’envie secrète de me les balancer à la frite.
— Voilà, annonce à nouveau Félicie…
Et elle commence à ligoter le morceau de baveux. Je ne me suis pas gouré. Il s’agit bien d’un certain Almayer, natif de Strasbourg, appartenant au gang des Alsacos.
— Merci…
Je raccroche.
— La coïncidence est énorme, dis-je, pourtant il me semble qu’on peut gratouiller par là. La piste Almayer est intéressante. Si les démolisseurs ont pris le risque de venir buter cette poule dans la carrée d’un flic c’est qu’elle savait quelque chose…
— Ou peut-être était-ce dans la crainte qu’elle sût quelque chose !
Je me lève.
— Salut, patron.
Il était pressé de me voir calter, et maintenant voilà qu’il me retient d’un geste.
Il toussote.
— San-Antonio, vous avez agi jusqu’ici d’une façon bien… impulsive. Vous ne vous êtes pas inquiété de savoir si Stumer était surveillé ou non… Votre intervention a été trop hâtive et le résultat est que les cartes sont embrouillées… Ceci est très grave.
Je deviens un peu pâlot parce que les savons je les aime seulement quand je me lave les pattes.
Il poursuit, le Vieux, sans me regarder.