— Le ministre porte à cette affaire un intérêt, très, très vif. Il m’a laissé entendre, ce matin encore, que si nous n’aboutissions pas, ma démission sera exigée.
— Je vous flanquerai la mienne avant, fais-je, très sec.
— Cela ne modifierait rien à la situation. Mieux vaut réussir…
— Je ferai l’impossible.
— C’est ça… L’essentiel est que vous le fassiez vite !
Je salue d’un bref signe de tête et je quitte le bureau bien décidé à casser la gueule du premier mec qui n’aura pas une physionomie à ma convenance.
Je tombe nez à nez avec Pinaud, un vieux du métier qui est à deux doigts de la retraite. Et quand je dis que nous tombons nez à nez l’expression prend une valeur particulière car il a un pif qui doit peser dans les huit cents grammes.
C’est un petit homme aux cheveux gris, à l’œil terne et au front émaillé par l’eczéma. Il a un nez long et blême pourtant entretenu au beaujolais et, sous ce nez, une ridicule petite moustache déprimée.
Il parle toujours de choses qui n’ont jamais le moindre rapport avec les sujets susceptibles de vous intéresser, et ce d’une voix un peu geignarde, dénuée d’inflexions.
— Salut, me dit-il…
Il me tend une main pareille à un vieux gant fripé.
Je presse cette extrémité flasque.
— Figure-toi, dit-il, que j’avais joué Chérubin dans la deuxième. Un ami qui travaille au PMU m’avait refilé le tuyau…
— Et il n’est pas arrivé ?
— C’est-à-dire qu’il n’est pas parti… Il s’est fait une entorse en quittant le pesage…
Je suis déjà à l’extrémité du couloir. Je me retourne.
— Dis voir, Pinuche, qu’est-ce que tu fous, en ce moment ?
— Je repeins la cabane de mon jardin…
— Je ne parle pas de tes loisirs, hé, pommade ! Mais du boulot. T’es là à te branler les cloches en pleurant sur tes canassons fourbus, t’as du blot ?
— Non…
— Alors tu vas en avoir, arrive…
Il me suit docilement dans un bureau vide.
— Assieds-toi !..
Il pose son derrière triste sur une chaise bancale.
— Prends de quoi écrire…
Il chope une feuille de carnet grande comme un ticket de métro. Il est comme ça, Pinaud, toujours les poches bourrées d’invraisemblables morceaux de papier sur lesquels sont notées des choses mystérieuses. Il est toujours en plein cirage, et pourtant, c’est un flic de première grandeur. Le vieux rat des enquêtes. S’il avait eu pour deux sous de nerfs et s’il ne s’était pas lancé à corps perdu dans le beaujolais, il serait divisionnaire à Pontarlier comme un pape !
— C’est marrant, fait-il, hier, avec ma bourgeoise, on a compté les allumettes d’une boîte de cent. Devine combien y en avait ?
— Quatre-vingts, dis-je, car il faut toujours le laisser accoucher de ses parlotes si l’on veut obtenir quelque chose de lui.
— Non, dit-il… Cent trois… C’est marrant, non ?
— Follement, admets-je d’un ton lugubre. Faudra envoyer ça aux Potins de la commère !
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je pense que si tu passes tes soirées à compter des alloufs avec ta bonne femme, elle doit s’envoyer le garçon boucher !
Vexé, il se fige.
— Je t’en prie…
— Ça va, je rigole. Bon, tu notes ? Fred et Édith Almayer de Strasbourg.
— Et puis ?
— Et puis c’est tout, ou presque. Le Fred faisait partie du gang des Alsaciens. On a repêché son cadavre dans le Rhône, à Lyon, avant-hier… Il a été buté. La fille travaillait comme barmaid avant de faire la connaissance d’un certain Stumer avec qui elle s’est foutue à la colle. Elle a été bousillée au début de l’après-midi chez moi…
Je guette les réactions de Pinuche. N’importe qui sursauterait à l’énoncé de pareille énormité. Lui pas. Ça lui semble aussi normal qu’une carte Michelin.
— Il faut que tu me trouves le maximum de renseignements sur ces deux mecs…
— Ils sont parents ?
— Je l’ignore…
— Bon, murmure-t-il, je vais voir…
— C’est de l’urgent ! Mobilise tous les mecs qu’il faudra, si je n’arrive pas à mener cette affaire à bien le boss et moi pourrons t’aider à repeindre ta cabane car nous aurons des loisirs, je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire ?…
Il hausse les épaules.
— Il n’y a pas un métier où l’on parle autant de démission que le nôtre, remarque-t-il, et y en a pas un non plus où l’on arrive à la retraite aussi nombreux. À part les PTT et les ronds-de-cuir de préfecture, nous tenons le pompon…
— Ça va, jacte pas tant et fends la bise. Il me faut du nouveau avant la fin de la journée. Attends-moi ici dès que tu auras des tuyaux valables, je me manifesterai à un moment ou à un autre…
— Tarde pas trop, fait Pinaud, parce que ce soir, la bourgeoise et moi on va à un bridge…
— Chez un dentiste ? je demande, matière de rigoler.
— Oui, fait-il, surpris, comment le sais-tu ?
CHAPITRE IX
Un gars de la Marine
Ça fait un moment que je ne suis pas venu draguer à Pigalle.
Et brusquement, en arpentant le boulevard de Clichy, je découvre que ça me manquait terriblement. Pigalle, c’est plus que le cœur de Paname, c’est son sexe. Et si une ville comme Paris ne peut vivre sans cœur, elle ne peut exister non plus sans sexe.
Tout ça pour vous montrer que le jour où le roman policier ne se vendra plus, je pourrai sans me faire opérer du cervelet me lancer dans la littérature tout court.
Et je vous parie une botte de cresson contre le prix Goncourt que je m’y ferai un nom tellement important que M. de Montherlant, l’auteur des Jeunes Filles (comme s’il savait ce que c’est !), sera obligé d’aller vendre des moules à Montrouge.
J’ai laissé ma tire sur le boulevard, because c’est le seul endroit où on peut remiser une calèche à ces heures.
D’un pas nonchalant, je descends la rue Pigalle. Ça commence à remuer dur dans le coin. Les tapineuses, repeintes à neuf, entament leur marathon. Les boîtes s’ouvrent comme des fleurs de nuit. (Toujours mon sens de la littérature, vous voyez : y a pas, je suis doué !) Les barbes commencent à se raser dans les turnes. Les aboyeurs des boîtes prennent leur faction ; bref, les nuiteux se mettent au turf.
Je m’arrête devant le Cerf-Volant. C’est une taule comme les autres. J’entre. Y a pas un greffier dans la strass. Le désert de Gobi, en plus petit !
Les musicos ne sont pas encore au turbin. Seul, un garçon nostalgique tripote un pick-up en écrivant des choses mystérieuses sur un bloc offert par Cinzano.
En me voyant radiner il pose son crayon.
Je m’accoude au bar.
— Ce sera ? fait-il.
— Quelques confidences dans un grand verre, dis-je en allongeant ma carte.
Il réprime un geste maussade.
— Ah ! bien, fait-il.
Il a le regard fiévreux, les narines palpitantes… Si ce mec-là ne se drogue pas jusqu’au sternum, moi je suis la princesse Margaret.
— En attendant sers-moi un whisky, petit homme. Et du chouette !
Il obéit en jetant des regards malheureux à la porte du fond. Il donnerait le service à porto qui lui vient de sa grand-mère pour voir radiner le patron. Mais le patron est encore au dodo, nature !
J’examine mon type afin de savoir par quel bout je vais pouvoir l’attaquer. C’est comme le gibier, faut savoir où viser. Ses narines me fournissent l’indication voulue.
— Figure-toi, fais-je à mi-voix, qu’on a reçu un petit rapport sur ta pomme…