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— Attends, bouge pas, fait-il, ça, c’est un commandement de mon percepteur… Oui, faut te dire que j’ai oublié de payer mes impôts. On a voulu s’offrir un poste de télé, avec ma bourgeoise, et puis tu sais ce que c’est ?…

— Oh ! merde, tu ne vas pas me raconter ta vie…

— Note bien, poursuit-il, que la télé n’est pas encore vraiment au point, quoi qu’on en dise… Et les programmes sont d’une indigence ! Tu ne peux pas savoir…

— Tu le fais exprès, dis, fossile !

— Pas d’insulte, attends, ça y est, je tiens mes renseignements.

— Almayer, Édith, née à Strasbourg… Bon, tu le sais… Son frère aussi, né à Strasbourg… Condamné pour désertion, puis pour vol à main armée… Vient à Paris, sa peine purgée. Entre dans la bande des Alsaciens, spécialisée dans le perforage des plafonds. Est compromis dans le vol d’une bijouterie… Deux ans secs ! Quitte, semble-t-il, la bande et se range. Fréquente un nommé Stumer avec lequel il fait de fréquents voyages. Le dernier en date remonte au début du mois dernier. Les deux hommes sont allés à Lyon. Stumer en revient seul. Il disparaît en compagnie d’Édith Almayer. Un certain Gustave Tavid et son neveu, San-Antonio, repêchent le cadavre de Fred Almayer, au cours d’une partie de pêche. Fred Almayer habitait 89, rue de Liège, au troisième à gauche. On ne l’a évidemment pas revu… L’appartement est inoccupé.

« Les gars faisant partie de la bande des Alsaciens ont pour chef un certain Veitzer que tu trouveras tous les jours dans un restaurant près de la gare de l’Est : Le Vieux Colmar. C’est là qu’il prend ses repas, sans doute à cause de la choucroute. Voilà. Sur ce je vais faire mon bridge.

Et il raccroche sans ajouter une syllabe, me laissant sur le dargeot.

Quand je vous le disais que c’était un champion, Pinaud !

Deuxième partie

CHAPITRE X

Deux choucroutes, deux !

Il est près de neuf plombes lorsque je pousse la lourde du Vieux Colmar, un tapis confortable près du Magenta.

La crèche comprend deux salles de dimensions moyennes. Dans la première il y a un comptoir de style alsacien, et dans l’autre un ameublement superalsacien qui doit foutre en renaud le père Levitan dont les planches sont toutes proches.

Derrière le comptoir se tient un gros père d’une soixantaine de berges qui regarde sa caisse enregistreuse avec un amour paternel.

Je m’annonce vers lui.

— Dites voir, patron, il est là Veitzer ?

Le taulier me désigne d’un hochement de menton un type qui dîne à une table en tête-à-tête avec la dernière de France-Soir.

Entre le baveux et lui, il y a une bouteille de traminer et un monticule de choucroute couvert de charcutailles.

Veitzer est un gars de quarante carats environ. Le jour où le ciné de son bled a passé Scarface il a dû se cogner toutes les séances parce qu’il paraît vachement imprégné, le gars !

Imaginez un Paul Muni blondasse et au teint rouge avec un regard peu amène et quelque chose de lourd dans toute sa personne. C’est du gangster nourri à la choucroute, ça. C’est massif comme une cheminée de son pays et ça a autant de cœur qu’une carabine à air comprimé.

Je m’assieds en face de lui en murmurant :

— Vous permettez ?

Il abaisse son journal et me foudroie du regard.

— Et alors ! grogne-t-il…

— Et alors morfille ton tas de fumier parce qu’il va refroidir, dis-je paisiblement en lui montrant ma carte.

Il louche dessus.

Mais il garde son air bougon. À part ça, il doit les avoir à la caille.

Je prends mes aises.

— Après tout, dis-je, j’ai les crocs moi aussi.

Je cramponne la serveuse par une anse et je lui dis de m’apporter une choucroute spéciale aussi garnie qu’un hôtel meublé.

Elle s’empresse, croyant que je suis un pote à Veitzer dont la cote, ici, est au maximum.

— Ce qui se passe ? demande-t-il enfin en me regardant dans les mirettes…

— Des choses…

— Ah oui ! J’ai pas fait de galoup, pourtant…

— Non, t’es un ange… Le pape me disait hier au téléphone qu’il avait envie de te canoniser… Mais commence à mastéguer sans moi, je t’en prie…

Rageusement, il pique de la fourchette dans son assiette. Moi je ne pipe mot car il faut toujours laisser les truands baigner dans leur jus. Pendant qu’il se consume en points d’interrogation ses nerfs flanchent. Et c’est autant de gagné pour nous autres !

La serveuse apporte ma bouffe, je me mets à jaffer en louchant sur son journal.

— Qu’est-ce que tu penses de la descente du Havre en seconde division ?

Il est sidéré. Comme réponse il estime qu’un haussement d’épaules peut convenir. Notre tête-à-tête s’éternise.

Soudain il flanque sa fourchette sur la table et repousse son auge.

— J’aime pas ces histoires ! grogne-t-il. Avec moi faut y aller franco, qu’est-ce qui ne va pas, marchez devant, je vous esgourde en grand…

Cette fois il me paraît mûr.

— Je voudrais que tu m’affranchisses sur un ancien pote à toi.

— J’ai pas l’habitude de m’affaler…

— Qu’est-ce qui te parle de ça ? Il s’agit d’un mort…

— Comment ça, d’un mort ?

— Me dis pas que tu ignores ce que c’est qu’un macchabée, t’en as fabriqué assez comme ça pour pouvoir te faire une opinion…

— Quel mort ?

— Almayer…

Il avale de travers son coup de blanc.

— Ah ! ouais, gronde-t-il…

Ses yeux sont injectés de sang.

— T’as pas l’air de le porter dans ton cœur, on dirait ?

— C’est un faux cul !

— C’était ! Les morts ont droit à l’imparfait. L’imparfait on y a toujours droit à titre posthume. C’est comme la Légion d’honneur pour un mécanicien de chemin de fer.

Il opine du bonnet, et non pas de cheval, comme dirait Pierre Dac.

— Il t’a plaqué, toi et tes boy-scouts, pour faire des magnes avec un certain Stumer, hein ?

— Juste…

— Seulement ça n’a pas été de ton goût et vous l’avez foutu au jus avec une pierre au cou. C’est une méthode vieille comme la variole, et on en guérit moins bien.

Il sursaute.

— Pas vrai ! brame-t-il, je suis en dehors du coup ! Rancardez-vous ! Nos alibis sont sans bavure ! D’abord Fred a été balancé dans le Rhône, et le Rhône c’est pas notre lavabo à nous !

Tout ce qu’il me dit me paraît sensé. J’ai avancé cette vanne, histoire de le mettre en boule. Voilà qui est fait.

— Lorsqu’il m’a annoncé qu’il larguait… les amis, j’y ai filé une toise histoire de lui apprendre la correction, mais ça a pas été plus loin. On n’allait pas se mouiller pour un faux poids, non ?

Je souris.

— Écoute, Veitzer, on en sait tellement long sur toi qu’on pourrait récrire Les Mille et Une Nuits ; alors fais pas l’enfant de chœur. Je connais le milieu. Un zig ne s’en va pas les mains dans les poches d’une bande comme la vôtre. Un gang c’est pas l’administration, suffit pas d’envoyer sa démission pour avoir le grand campo, ceux qui les mettent se retrouvent à la morgue avec tellement de plomb dans l’aile qu’ils ne peuvent plus voler, si tu me permets ce jeu de mot innocent. Pour que t’aies laissé se râper Almayer, fallait que t’aies un motif. Et tu l’as eu. Stumer est allé te causer, il t’a dit qu’il avait besoin d’un gnace comme Almayer, et il te l’a acheté juste comme on achète la gagneuse d’un maq, c’est pas vrai ?