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— Tu parles d’une usine ! j’ai rigolé. Tu vas les faire crever d’indigestion…

Imperturbable, il a « amorcé ». À poignées, il a balancé sa bonne marchandise, Tatave… « Pour engrener », affirmait-il. Les poissons devaient se téléphoner qu’il était là, le généreux donateur… Ça s’est mis à bouger dans le coin… Sauf les bouchons, évidemment. Pas folles, les brèmes. Elles se tapaient la boustifaille non piégée…

— À quelle heure ça mord ? ai-je demandé, sarcastique.

Il a assuré ses lunettes sur son nez et enfoncé davantage sa casquette à trappon.

— Chut ! Laisse… Elles tâtent de l’engrais…

— Et quand elles se le seront cogné, elles iront roter ailleurs.

— Tu permets, a-t-il protesté. Ça fait quarante ans que je pêche.

Il n’a pas précisé que ça en faisait aussi quarante qu’il n’attrapait rien.

Quand je dis « rien », j’exagère. Y aura toujours des goujons téméraires…

Une heure s’est écoulée ainsi… Puis deux… Le soleil s’est alors mis à cogner comme un sourdingue. Les moustiques ont rappliqué aussi sec. Ç’a été un drôle de turbin. J’ai commencé à me gifler à toute allure. J’ai eu la gueule en sang avant Tatave. Un vrai numéro de flagellation…

Heureusement, on a eu une série de trois gardons microscopiques qui a apporté un brin de diversion.

— On pourrait aller casser une graine ? a suggéré Gustave.

J’attendais ça comme le Bon Dieu.

— Voilà qui est parlé…

— Avant, je vais poser une ligne de fond, on ne sait jamais ; la semaine dernière j’ai failli attraper une anguille.

Il a balanstiqué au jus une ligne solide, avec un hameçon gros comme un porte-manteau et une « plombée » d’un kilo !

Le tout appâté avec l’un de nos malheureux gardons. La baleine Jonas n’avait qu’à bien se tenir !

— Allons-y !

On a calé les cannes au moyen de pierres maousses comme des aérolithes, puis on est allé chez la veuve Machinchouette.

Y avait des vélos dans la cour, aux côtés de mon veau… Le pêcheur radinait, abondant… Fallait plus compter l’enfourailler, la vioque. C’était trop tard. D’autres avaient dû la tringler avant. Il a été navré, du côté du calcif, Tatave. Le matin, entre un coup de blanc et un casse-graine, c’est royal, un coup de brosse rapidos !

Mais la patronne pensait plus à la bagatelle. Elle s’était mise sur son trente et un. Elle portait une blouse à fleurs qui augmentait son volume, et elle s’était colloqué dans les tifs un peigne enrichi de fleurs en Celluloïd bleu, style Carmencita. Avec ces éléments de renfort, tous les pêcheurs devaient goder pour sa poire.

Ajoutez à ça : un sérieux crépissage ocre, des lèvres ripolinées, des cils pesants de Rimmel et vous pouvez faire une idée sur la Vénus ! Elle s’appelait Malvina, ce qui ajoutait à son charme. À la quatrième bouteille de blanc, Tatave entrait à cent à l’heure dans les confidences. Il m’expliquait que la Malvina était une grosse passionnée, elle aimait qu’on lui bouscule le verso et elle avait un faible pour les livreurs de pinard dont les tabliers de cuir lui ramonaient le dargeot.

Dans un sens c’était marrant d’entendre ça en contemplant le phénomène.

J’imaginais Tatave sur ce gros tas à fleurs et je pouvais pas retenir une hilarité copieuse.

Après les tripes lyonnaises et le frometon de l’Ardèche, on s’est mis deux marcs dans les naseaux. Ça commençait à carburer vilain, surtout du côté du Tonton. Il a fait remarquer que midi approchait, c’était libératoire du côté des convenances ; on pouvait se braquer sur le rayon apéro. Lui, il ne variait jamais : une tomate !

À la troisième il était schlass et il a commandé une omelette au lard… Pour les dosages vous pouvez lui faire confiance.

Après, ça allait mieux. Il y avait d’autres pêcheurs dans la strass, la discussion montait à toute pompe. C’était à qui raconterait sa plus belle pêche. À les entendre, ils avaient tous attrapé des monstres et eu leur bouille dans Le Progrès à la suite d’un concours…

Puis la partie de boules a été décidée et ils ont tous oublié leurs « gaules ». Le « clos » de boule était ombragé et le vin était frais.

Pendant plusieurs heures, ça a fonctionné ferme. Gustave tirait. Il tirait bien, ça et le coup du lapin, c’étaient ses violons d’Ingres favoris.

Enfin on est tous retournés en tapis noir sur le lieu de pêche. Chacun avait balancé une ligne de fond… Un petit poisson-chat s’était suicidé après la mienne et il y avait une poignée d’herbes après celle du Tonton…

— On va voir l’autre, a-t-il dit sans se démonter.

Un coup d’œil circulaire à cause des gardes-pêche, mais à ces heures c’était du sucre ! Ils étaient à la boulanche aussi, chez les confrères à Malvina.

Gustave avait attaché le fil à un pieu planté dans des joncs. Il a tiré dessus. Ça résistait.

— Nom de Dieu, a-t-il balbutié encore…

C’était éloquent. Ça voulait dire qu’il y avait du monde au bout. Il a tiré doucement… Ça ne venait pas vite.

— Tu peux parier que c’est une grosse pièce, a murmuré l’oncle. Prends le filochon… Je vais l’amener doucement… Enfiloche-le par-dessous !

J’étais fébrile. C’était la première fois qu’on réclamait mon concours pour une opération aussi délicate.

Fallait le voir s’escrimer, le Tatave… Il n’avait pas un poil de sec… Les yeux lui sortaient de la tête… On les voyait de profil, c’est dire…

— Il est bien ferré ? ai-je questionné…

— Il a l’air… Mais il résiste le bougre. Remarque, je suis monté gros !

— Tant mieux…

— Si on le ramène celui-là, a-t-il ajouté, on aura notre photo dans Le Progrès.

Il a tiré… Le poisson est apparu… Ça n’était pas un poisson, mais on a tout de même eu notre photo dans le journal du lendemain.

En général, les types qui repêchent un noyé l’ont toujours.

CHAPITRE II

Vous ne les mettriez pas, vous ?

L’hameçon l’avait harponné par le col de sa veste… Tout de suite on a pas pigé de quoi il retournait… Tout ce qu’on a décelé c’est une masse sombre que le courant tentait de nous arracher. Où j’ai compris que ça ne tournait pas rond, c’est lorsque j’ai distingué une main flottant entre deux eaux.

Tatave ne la voyait pas ; il était trop occupé par la tension de son fil.

— Le bestiau que tu pêches, j’ai murmuré, je crois pas qu’un marchand de poissons te l’achètera cher…

— Pourquoi ?

— Tu verras…

Il a vu justement un remorqueur qui passait au large, déclenchant un immense remous en éventail ; d’un coup ça a poussé le cadavre sur la berge.

Tatave a eu une vue d’ensemble du tableau. Il a cessé de haler. Il est devenu blanc comme un faire-part de noces.

— Nom de Dieu, a-t-il balbutié encore…