— Si, voyons… Rappelez-vous, vous m’avez vu dans le viseur d’un appareil photographique… Au Vésinet…
Est-ce une idée ? Mais je crois déceler une brusque pâleur sous son fond de teint.
— Au Vésinet ?… fait-elle.
Elle doit être fortiche. Si je ne joue pas mes pions rapidos, elle est capable de prendre l’avantage, cette vamp.
— Devant chez Stumer, ma chère Pernette !
Là, elle accuse le coup.
— Votre appareil était même muni d’un téléobjectif. Vous avez tiré mon portrait tout comme le font les types dans la rue. L’épreuve était-elle réussie ? Oui, je suppose, car vos complices m’ont parfaitement identifié, cette nuit et ce matin.
Elle regarde autour d’elle, d’un œil trouble. Elle cherche du secours, quelque chose à dire, ou à faire…
— Vous allez me suivre immédiatement, dis-je.
Elle a un geste de dénégation.
— Où ça ? murmure-t-elle cependant.
— À l’endroit où l’on conduit les malfaiteurs, à la Grande Taule !
— Vous n’avez pas le droit !
— Exact. Mais j’appartiens à une branche de la police où l’on s’occupe du droit après ! Les sommations, c’est bon pour les sentinelles ! Les mandats d’amener pour les flics de la P.J. Je vous embarque parce que je ne peux pas me permettre de perdre un instant. Je suis pressé !
Je la renouche… Elle a les lèvres serrées et ses sourcils savants se rejoignent, formant une ligne acajou au-dessus de son regard clair.
— Comment se prénomme votre bonne ?
La question la déconcerte. Elle murmure :
— Anny.
— C’est gentil, ça fait soubrette de comédie anglaise.
À plein chapeau, je crie :
— Anny !
La fillette, qui était embusquée derrière une tenture, se pointe comme Satan lorsque mon père Faust fait appel à lui.
— Un manteau pour madame ! dis-je.
Elle s’éloigne.
Je sors les menottes de ma poche.
Pernette recule, épouvantée.
— Non, non ! jette-t-elle, hagarde.
— Si, si ! je réplique en écho… Lorsque je vous sentirai enchaînée à moi, je commencerai à retrouver mon optimisme proverbial.
Clic-clac !
Elle regarde son poignet cerclé d’acier. La bonniche, qui apporte le manteau, manque s’évanouir.
— Mais, madame ! s’écrie-t-elle.
— Taisez-vous, beauté ! dis-je. Posez le manteau sur les épaules de votre maîtresse. Là, de cette façon, on ne verra pas que vous êtes enchaînée. Nous aurons l’air de deux amoureux… Où est le téléphone ?
Elle me conduit à reculons jusqu’au bureau du général. La pièce est solennelle, très militaire, avec des portraits d’officiers connus au mur et des photos dédicacées par de gros pontes de la politique.
Je compose le numéro du chef. Comme toujours, je l’ai du premier coup.
— Ici, San-Antonio, dis-je. Cette fois, j’ai fait une grande enjambée, patron : j’ai retrouvé la rouquine, Pernette, vous savez ? C’est la femme du général… Comment, quel général ?… Mais Pradon, bien sûr ! Je l’embarque immédiatement… C’est ça, comme témoin. Il faudrait envoyer du monde ici pour attendre son mari, qui n’est pas là… Du reste, on doit pouvoir le joindre tout de suite. Attendez…
Je chope un bloc de rendez-vous sur le bureau et je l’ouvre à la date du jour. Je lis : « Midi trente, cercle militaire ».
— Allô ? Il doit déjeuner au cercle militaire. Convoquez-le d’urgence… D’accord, j’arrive !
Je raccroche et j’attrape la soubrette par le menton.
— Tu n’as pas l’air d’avoir inventé la limonade saccharinée, lui dis-je. Pourtant, tu dois comprendre qu’il se passe des choses pas ordinaires. Alors, un conseil : enferme-toi dans ta cuisine et ne bronche pas d’ici avant l’arrivée de mes collègues. Tu verras, ils sont très gentils et ils ont des égards pour les jeunes filles joliment fabriquées. Si on téléphone, ne réponds pas, compris ?
— Oui, monsieur…
Elle n’ose regarder sa maîtresse, Pernette serre très fort les dents. Je sens des larmes à l’horizon.
— Allons, venez ! soupiré-je en l’entraînant vers la porte.
Vous dire ce que je ressens à cet instant m’est impossible.
Il me semble que je suis ébloui. J’ai envie de gueuler à plein galure les chansons de Bérurier. Car je suis allé jusqu’au but à atteindre, jusqu’à l’un des buts en tout cas : la femme rousse. Elle est là, à mes côtés, enchaînée, battue, ravagée par l’angoisse. Sans la chercher, je l’ai trouvée, Pernette. Alors que je faisais vérifier les registres d’hôtel, elle préparait le thé dans l’appartement bourgeois de son mari et son mari n’est autre que Pradon, le général auquel on a volé les plans ! Dans tout ça, ce qui m’aura paralysé, c’est que je n’ai pas eu l’idée de commencer à la source. Ou plutôt de m’être trompé de source. J’ai démarré sur Stumer et c’était par Pradon qu’il fallait commencer… Pourtant, à la rigueur, si je n’avais pas consacré mes premiers « soins » au Suisse, je n’aurais pas levé la piste de Pernette. Vous pigez, mes potes ? Cela n’aurait servi de rien que je la connaisse trop tôt !
Non, la vie est bien faite telle qu’elle est !
C’est, du moins, ce que je me dis en marchant jusqu’à la porte. Mais une fois sur le paillasson, je commence à trouver qu’elle n’est pas tellement meû-meû, l’existence. Juste comme Pernette et moi franchissons le seuil, nous apercevons deux Chinetocks qui flanquent la lourde de part et d’autre comme des cariatides. Chacun de ces boy-scouts tient un pistolet de gros calibre braqué sur moi, et j’ai appris au cours des dernières heures combien ils ont la gâchette fragile !
J’esquisse un bref mouvement de recul, mais hélas ! la lourde s’est refermée derrière nous et les moulures du panneau me meurtrissent les côtelettes.
Je regarde les deux Jaunes. Ils ont quelque chose de terrible. Leur masque est impénétrable comme ces masques de bouddha qu’on rencontre chez les antiquaires. Ils sont petits, sobrement vêtus, et on dirait de paisibles étudiants, car ils font étonnamment jeunes. Je regarde leurs armes et je constate qu’elles sont munies d’un silencieux. S’ils me flinguaient, ça ne ferait pas plus de baroud qu’un échappement engorgé.
Y a pas, je suis coincé…
— Tiens, fais-je, essayant de dominer la frousse qui me mord les tripes, la mode est au jaune, cette année !
Alors, le premier avance son revolver et me le rentre dans le gras du bide. Je me dis qu’il va m’envoyer la purée en plein bureau. Ça fera encore moins de bruit que je ne le prévoyais… Je ne peux rien tenter, car je me suis stupidement enchaîné à la donzelle.
Stupidement ? Non…
Pernette soulève son bras, découvrant le cabriolet.
L’autre a un bref clignement d’yeux…
Il comprend que s’il m’assaisonne sur place, ce sera tout un pastaga ensuite pour délivrer la rouquine.
— Enlevez cette chaîne ! dit-il d’une petite voix froide comme un enterrement en Laponie.
Je réalise que les menottes m’apportent une espèce de bref sursis. Je porte la main à ma fouille. Mon intention est de choper mon pétard et de jouer mon va-tout. Mais il est prévoyant, le macaque. Il plonge sa patte agile sous ma vestouze et chope mon arme avant moi.
— Non, la clé ! rectifie-t-il.
Je soupire et glisse deux doigts dans la poche de mon gilet. Je sens la petite clé plate. Je la saisis et, avant qu’il ait eu le temps de prévoir mon geste, je la balance par la fenêtre ouverte à mi-étage sur la rue…
De rage, il me flanque un coup de canon de pétard dans la brioche. C’est mon foie qui prend ; il se noue et me remonte à la gorge.