— Rien n'est impossible... Combien existe-t-il de laboratoires de ce genre en France ?
— Un unique P4, à Lyon, surprotégé et inaccessible, et une petite centaine de P3. Quand on ne considère que ceux dédiés à la parasitologie, on descend à une dizaine, dont un seul sur Paris, le nôtre.
Je notai un maximum de renseignements. Nous débouchâmes dans l'insectarium, une jungle tropicale sous le bitume parisien.
Derrière des murs de Plexiglas s'ébattaient des tissages de chlorophylle, des entrelacs de lianes bruissantes. Des nuées noirâtres d'insectes butinaient sur des mares d'eau verte à trop croupir, alors qu'au creux de branches, des capucins déroulaient de larges mimiques curieuses.
— Pourquoi ces singes ?
— C'est compliqué. Disons, pour simplifier, que nous cherchons à comprendre comment ils interviennent dans le mode de propagation. Voyez-vous, ces primates sont tous porteurs du plasmodium et pourtant, ils demeurent en parfaite santé. Un humain serait mort depuis longtemps.
Elle posa sa main sur une vitre. Un mâle se précipita pour plaquer en miroir ses cinq doigts minuscules. Un échange inexplicable s'opéra entre l'être de poils et l'être d'ébène.
— De plus, ajouta-t-elle, ils fournissent le sang à nos insectes.
Effectivement, certains moustiques bringuebalaient, leurs abdomens gorgés d'hémoglobine. Je désignai une flaque grouillante de larves et demandai, tout en me grattant les cheveux :
— Si l'on exclut le vol en laboratoire, est-il possible d'élever ses propres colonies d'anophèles ?
Bras considéra un ordinateur sur lequel pétillaient des centaines de chiffres avant d'éteindre l'écran.
— Humidité, chaleur, sang, le trio diabolique. Les eaux stagnantes sont nécessaires pour la prolifération des larves qui vivent en milieu aquatique. Pour la chaleur, pas besoin de chercher bien loin. La canicule... Quant au sang... Souris, chat, chien, singe. Tout animal convient. Le reste se fait tout seul. Une femelle pondra systématiquement deux cents œufs tous les trois jours, sur la durée de sa vie, soit un mois.
Je faillis avaler ma langue.
— Vous... vous voulez dire que... En quelques semaines, à partir d'un mâle et d'une femelle, on peut se fabriquer une armée de milliers d'insectes tueurs ?
Elle dévoila un sourire mitigé.
— Oh là là ! Non, non ! La transmission du parasite n'est pas verticale, les larves naissent forcément saines ! Dieu merci ! Sinon, la race humaine aurait été anéantie depuis longtemps !
Je fronçai les sourcils.
— Le professeur Diamond parlait pourtant de quarante pour cent d'anophèles infectés...
— Troublant, en effet. La seule possibilité pour un spécimen de devenir porteur est de prélever du sang sur un humain lui-même porteur du paludisme.
J'eus du mal à déglutir. Je dis, d'une voix tremblante :
— Vous êtes au courant que nous avons découvert une femme morte de cette maladie ?
— Evidemment. Dans une église, c'est ça ?
D'horribles scénarii s'esquissaient dans ma tête.
Mon corps répondit à ces pensées par une intense chair de poule.
— Ça ne va pas, monsieur Sharko ?
Je m'appuyai contre un mur.
— Excusez-moi... Je n'ai pas beaucoup dormi. Et... ce n'est pas tous les jours qu'on apprend qu'on va peut- être mourir du paludisme.
Elle ôta son calot, déroula son incroyable chevelure de jais avant de la cacher à nouveau sous la protection de coton.
— Pour le moment, vous ne risquez rien. Si vous êtes effectivement contaminé, le parasite est en phase d'incubation. Le traitement que vous suivez est très efficace, il devrait en venir à bout très rapidement.
— Il devrait, oui. A condition que les anophèles ne soient pas résistants et que je ne fasse pas partie du pourcentage des inguérissables. C'est bien ça ?
— C'est une manière de noircir le tableau, oui.
Avec difficulté, je parvins à me replonger dans l'affaire.
— D'après le légiste, la victime avait ingéré de grosses quantités de miel. Ça attire les sphinx, en est- il de même pour les moustiques ?
Elle acquiesça.
— Le miel de fleurs, à l'état naturel, contient de l'acide lactique, un composé organique qui excite les moustiques et les attire. Or, le miel absorbé est, de par sa teneur importante en sucres, très rapidement assimilé par votre organisme. L'acide lactique qu'il transporte traverse les pores de votre peau, comme les sels minéraux, la vitamine C ou l'ammoniaque, et se retrouve dans la sueur. C'est la piqûre assurée.
Malgré le teint de sa peau, je vis Bras pâlir.
— Je comprends où vous voulez en venir... Selon vous, cette femme aurait servi de... réservoir à Plasmodium ?
— Cultivez des anophèles sains, enlevez une personne dont vous savez qu'elle est atteinte de la malaria et lâchez une troupe d'insectes sur elle... Pour accroître les chances de piqûres, vous gavez la malheureuse de miel et... la rasez des pieds à la tête. Crâne, sourcils, poils pubiens. Puis, quatre ou cinq jours avant la mort pressentie de la proie, et parce que vous disposez d'une réserve innombrable de vecteurs, vous l'isolez. Les boutons de moustiques disparaissent, ne laissant aucune trace sur le corps mais un trouble des plus grands chez mes enquêteurs... Tout se tient parfaitement...
Je n'osais imaginer le calvaire de la morte. Des jours durant, des salves monstrueuses lui avaient torpillé le visage, la tête, le sexe, la pompant de toutes parts, escaladant les cordes de ses membres entravés. Combien de jours avait-elle souffert ? Combien ?
Bras ne souriait plus, ses lèvres serrées trahissaient un malaise palpable. Son regard se perdit sur deux capucins qui en épouillaient un troisième. Elle annonça finalement :
— Si le paludisme de votre victime a été déclaré, il figure forcément dans son dossier médical ! Cherchez les personnes qui ont eu accès à ce dossier, médecins, épidémiologistes, personnel d'hôpital, informaticiens ! Vous trouverez votre homme ! Il faut à tout prix l'interpeller !
Je fis crisser mon bouc.
— Je ne crois pas que tout soit aussi simple...
— Et pourquoi donc ?
Je pensai au message, gravé voilà trois mois au sommet de sa colonne.
Le tympan de la Courtisane, en référence à l'assassinée... L'abîme et ses eaux noires, chemin littéraire vers son mari... Depuis un trimestre, l'homme-moustiques en avait après le couple Tisserand, il savait que l'épouse serait celle par qui le fléau se répandrait. Depuis un trimestre, alors que le paludisme non soigné pouvait tuer en dix jours...
— Lorsqu'il a enlevé Viviane Tisserand, elle était parfaitement saine...
— Mais...
— Il le lui a inoculé...
Je désignai l'insectarium des anophèles.
— ... Imaginez. Un ou deux spécimens infectés, intentionnellement ramenés de voyage, la piquent et la contaminent... Pendant que le parasite incube dans le foie de Viviane, notre homme cultive ses colonies. Les femelles pondent, les œufs éclosent, les larves grossissent et deviennent moustiques. Dix jours plus tard, Tisserand est prête, son sang est atteint. Il lui reste une quinzaine à vivre. Durant quelques jours, des milliers d'insectes vont se succéder sur son corps... Et donc devenir porteurs...
Je me pris le front dans les mains.
— C'est effroyable, fit Bras. Votre raisonnement, bien que simplifié, se tient parfaitement.