Il déplia une carte de la région parisienne, persillée de points rouges.
— Malheureusement, c'est la semaine des grandes miellées, ajouta-t-il. La plupart des apiculteurs ont des journées surchargées et je n'ai pas pu les contacter. Je réessaierai dans la matinée.
Je localisai Issy-les-Moulineaux et constatai deux points dans un rayon de quinze kilomètres.
— Verrières-le-Buisson... Sceaux... Tu as pu joindre ceux-là ?
— Non, je tombe sur un répondeur.
Je me décollai de mon siège.
— Laisse tomber, je vais m'en occuper moi-même et aller sur place. Toi, jette un œil sur Internet, trouve- moi si on peut se procurer des bestioles un peu spéciales, genre araignées dangereuses, mantes religieuses, insectes venimeux, enquête sur les bourses d'échanges et fouille-moi tout Paris pour savoir où et comment les passionnés de ces horreurs à pattes se rencontrent. Prends Sanchez et Madison pour t'aider.
— On peut aussi se charger des ruches si vous voulez. Vous avez sûrement d'autres chats à fouetter.
Je pointai mon index sur la carte.
— Des églises, il en existe une par ville. Notre assassin a choisi celle d'Issy parce qu'il la savait en rénovation et qu'il pouvait passer par une porte annexe pour élaborer sa mise en scène. Issy fait partie de sa proximité. Comme par hasard, nous trouvons deux mielleries à... moins de vingt bornes du lieu du crime.
J'empilai les différents rapports.
— La dernière fois que je me suis rendu à Verrières, c'était avec Suzanne, bien avant la naissance d'Eloïse... J'adore ce village et j'ai grand besoin de prendre l'air...
Je fermai ma messagerie électronique, éteignis l'écran de mon ordinateur et pris mes clés de voiture, tout en ajoutant :
— Tu as déjà lu des rapports ou des études de cas de criminologie. Tu sais que les tueurs organisés, et plus particulièrement ceux à caractère pervers, évitent les virées inutiles. Très, très longtemps avant d'agir, ils accumulent la nourriture, ajoutent des verrous à leurs portes, isolent les pièces. Une sortie représente un danger, une mise à nu. Un voisin qui vient frapper, les victimes qui soupçonnent l'absence et se mettent à hurler ou cogner contre les murs, la peur, aussi, d'avoir négligé quelque chose. Je me trompe ?
— Non. C'est exact.
— D'accord... Calypso Bras, l'un des ingénieurs responsables du P3, m'a signalé que le miel perdait très rapidement ses propriétés d'attire-moustiques, qu'il fallait le prélever quotidiennement. Ce qui implique que notre homme-insectes a été forcé de quitter sa tanière au moins une fois par jour. Et donc ?
— Il est allé au plus proche... Et s'il habite près d'Issy, il se sera forcément rendu dans l'une de ces deux mielleries...
Blottie au pied des coteaux, emmitouflée dans les bras d'une vallée, Verrières-le-Buisson déroulait ses vieux remparts et ses allées verdoyantes jusqu'aux eaux limpides de la Bièvre. C'était la petite Provence parisienne, aux allures de village moyenâgeux où, sous l'ombrelle d'une matinée, l'on pouvait oublier le noir de la gomme et le fracas des klaxons. Après plus de vingt ans, les rues brassaient toujours les mêmes parfums.
Et là ? Oh... Suzanne... La petite boutique de poterie où tu avais acheté ce vase, avec une bosse juste sous l'anse. Sa marque d'originalité, disais-tu, son défaut charmant. Ce vase... Qu'est-il devenu ? Des éclats anodins de vie qui, brusquement, grandissent en feux d'artifice déchirants. Plus le temps nous éloigne, plus votre manque me brûle, mes amours...
La miellerie Roy Von Bart dominait le clocher à renfort de collines et de plateaux. Un joli havre de paix, où les abeilles n'avaient pour limites que le bleu sombre du ciel couché sur le bleu-vert des cimes forestières.
Une clochette éveilla deux grands yeux à mon entrée dans l'antre de miel.
Une femme mince à la longue chevelure grise leva la tête de ses cartons, où elle entassait des pots de verre vides.
— Madame Von Bart ?
Elle puisa une fraîcheur transparente dans un seau, aspergea son visage lissé de fines rides avant de s'éponger.
— Oui. Excusez-moi. Je peux vous aider ?
Je lui exposai la situation. Je recherchais un homme ayant acheté du miel de ruche, au jour le jour et non traité. Elle rejeta ses cheveux légèrement humides vers l'arrière, stimulant des senteurs de fleurs coupées.
— Nous avons énormément de clients qui...
— ... vous commandent du miel naturel, je sais. Mais vous allez essayer de faire un effort pour vous souvenir, parce que cet individu est très certainement impliqué dans une affaire d'homicide.
Elle porta ses mains squelettiques sur ses lèvres.
— C'est pas vrai !
— Celui dont je vous parle doit avoir entre vingt- cinq et quarante ans, il est venu régulièrement pendant deux semaines mais depuis hier ou avant-hier, vous ne le voyez plus. Il doit être costaud, présente peut-être une particularité physique, un défaut sur la figure... Ça ne vous évoque rien ?
Par la baie vitrée, elle scruta l'étendue du domaine, les yeux plongés dans le lointain.
— Une particularité physique, vous dites ? Hum... Quelqu'un me revient en mémoire, un type très original... Enfin, original n'est pas le terme exact, disons plutôt... à part. Avec mon mari, on l'appelait Vhomme- soleil.
Je la considérai d'un regard qui en redemandait.
— L 'homme-soleil ?
Elle poussa un emballage bien plein dans un angle avant de revenir à moi.
— Excusez-moi... Oui, Vhomme-soleil. Voilà à peu près trois semaines, un bonhomme a débarqué en tenue d'apiculteur. Gants, vareuse, pantalons, bottes et même la coiffe. Il a déclaré vouloir du miel non décanté et de la propolis, qu'il paierait un bon prix s'il les prélevait lui-même.
— Quoi ? En tenue d'apiculteur ? Mais ?! Ça ne vous a pas surprise ?
— Bien sûr que si ! Vous imaginez bien ! Mais il a expliqué être allergique au soleil, qu'il ne pouvait pas sortir de jour sans être couvert des pieds à la tête. Une maladie orpheline, dont il m'a donné le nom, le... xero- derma pigment quelque chose. Avais-je des raisons de ne pas le croire ?
Je ressentis l'impuissance d'une plante verte au fond d'une cave. Il était venu ici, exposé au grand jour et pourtant incognito.
— Vous n'avez donc jamais vu ses traits ?
— Non, pas le moindre centimètre carré de chair. Je ne pourrais même pas vous dire s'il était blanc ou noir.
Sous son large front arrondi, elle me jaugea d'un œil vif.
— Physiquement, il avait exactement votre corpulence. Environ un mètre quatre-vingt-cinq chaussé, belle largeur d'épaules. Un gars solide avec une voix grave, très grave, à la Ray Charles.
Sur mon carnet, je notai l'essentiel. Ma pointe de stylo perçait presque le papier. En tenue d'apiculteur ! Le fumier...
— Donnez-moi la date exacte de son premier passage.
— Euh... Je dois posséder les encaissements... Une minute...
Elle effectua quelques opérations informatiques derrière son comptoir.
— Voilà les tickets. Environ cinq cents grammes de miel et trois cents grammes de propolis, tous les jours vers onze heures depuis le... deux juillet.
J'entourai la date de rouge sur mon calepin.
— Il vous a payée en liquide je suppose ?
— Oui.
— Pas d'adresse, de nom, de traces de son écriture ?
— Absolument pas.