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Il plongea ses mains dans un seau d'eau, les porta sur son visage tourmenté et indiqua une bâche de plastique opaque.

—     Ils sont là-dessous. Reprenez-les, répéta-t-il.

Il se tenait à l'écart, avec cet air anéanti des bêtes acculées. De quoi avait-il peur ? Je me soutins à une poutre de bois, à hauteur d'homme. Ma vision se troublait, mon corps tout entier se déchirait en lambeaux d'eau. Après deux ou trois inspirations, je m'avançai prudemment et, du bout, mais vraiment du bout des doigts, levai la toile plastifiée.

Je m'attendais à Goliath, je dévoilai David. Deux scarabées pitoyables tentaient d'escalader les parois de verre d'un bocal fermé. Impossible de simuler plus longtemps, j'allais crever, étouffé, décomposé. J'ôtai mes protections, repris une seconde mes esprits et brandis ma carte de police.

—     Main... maintenant, vous allez me raconter... à quoi... rime tout ce bordel !

Von Bart en lâcha sa coiffe sur le sol. Sa bouche s'ouvrit, immense puits d'incompréhension.

—     Vous... Vous étiez flic? Depuis le début? Mais... Qu'est-ce que ça veut dire ? J'ai rien fait !

Il était perdu, en miettes. Ses joues vibraient. Je montrai les coléoptères.

—      Qui vous a donné ça ?

Lorsqu'il comprit qu'il n'avait pas affaire à la même personne, sa poitrine se relâcha. Il me resservit le même discours que sa femme. Le type en tenue d'apiculteur, atteint d'une allergie au soleil, n'ayant jamais ôté sa tenue. La collecte journalière du miel et de la propolis.

—     J'ai l'impression de détenir une bombe, fit Von Bart. Incroyable que ces cochonneries existent.

Il parlait avec dégoût.

—      Expliquez !

—     Ce sont des petits scarabées de la ruche, de redoutables parasites dont moi-même j'ignorais l'existence. Ils se reproduisent à une vitesse folle, leurs larves tuent le couvain d'abeilles, se nourrissent de pollen, de miel et des œufs de la reine. Les adultes sont capables de traquer les essaims sur plusieurs kilomètres, ils colonisent les ruches et les détruisent en moins d'un mois. Un véritable carnage.

Je me penchai vers le pot et me redressai aussitôt lorsque ma tête partit une première fois à la renverse.

—      Dans... dans quelle région... vivent-ils ? bégayai- je, une main sur mon front brûlant.

—     Quel pays, vous voulez dire ! On ne les trouve qu'au fin fond de l'Afrique et en Australie ! Je ne sais pas comment ce gus se les est procurés, mais la réalité est bien là.

Je nageais dans ma sueur. Des mouches bourdonnaient dans mes oreilles, noircissaient mes rétines. La chaleur m'écrasait si fort que je dus ôter ma vareuse précipitamment et m'asseoir sur un coin de table.

—      Excu... sez-moi un... instant...

Je m'appuyai sur mes cuisses, inspirai, expirai. Inspire, expire. Une claque liquide me percuta le visage.

—     Vous n'avez pas l'air bien, fit Von Bart après m'avoir versé un torrent d'eau sur la tête.

—      Ça... ça... va aller...

Je me relevai, chancelant. Les scarabées... Les parasites... L'Afrique...

—      Qu'auriez-vous pu faire de ces... bestioles ?

L'apiculteur s'approcha d'une fenêtre et décrivit une

arabesque avec son bras.

—     Tuer la concurrence, commissaire. La miellerie de Sceaux possède deux fois plus de ruchers que nous, ce qui lui permet de proposer des tarifs plus attractifs sur tous ses produits. Cire, miel, propolis, gelée royale. Une exploitation apicole est une entreprise très fragile. Les conditions météo, les parasites comme le varroa ne nous facilitent pas la tâche. La survie est difficile.

—      Que... savez-vous de cet individu ?

—      J'ai... sympathisé avec lui. Il s'y connaissait comme personne, m'a sorti des trucs que je n'avais jamais entendus de ma vie. Il m'a longuement causé des abeilles tueuses d'Afrique, leur capacité à décimer n'importe quel troupeau en moins d'une heure. C'était... effrayant et passionnant, cette manière de tout tourner vers la mort, la destruction. Il avait l'intime conviction qu'un jour ou l'autre, les insectes balaieraient l'humanité. Ils sont un milliard de fois plus nombreux que la totalité des êtres humains, qu'il disait, rien que la masse des fourmis est supérieure à celle de tous les hommes réunis, vous imaginez ? Il me parlait de la multiplication des araignées, de la violence des poisons, de ces fléaux qui causaient des pertes immenses.

—     Quels fléaux ?

—     Le paludisme, les invasions de criquets, les pucerons.

—     Les... pucerons ?

—     Toutes ces espèces disposent d'une arme difficile à vaincre : leur ahurissante fécondité. Les pucerons, en plus d'être les plus gros pondeurs, sont parthénogéné- tiques, leurs femelles n'ont pas besoin de fécondation. Alors elles pondent, sans cesse. Leurs jeunes, après quelques jours seulement, pondent à leur tour et ainsi de suite. Nous entrons dans le monde terrifiant des progressions géométriques ; seuls leurs prédateurs naturels, les fourmis, réussissent à les vaincre. Sans elles, l'humanité aurait été anéantie depuis longtemps... Or les hommes cherchent à éradiquer les fourmis, et les pucerons résistent de plus en plus aux insecticides. L'équilibre est en train de se rompre, ce gars en était parfaitement conscient.

Il me proposa une bouteille d'eau. Je le remerciai d'un hochement de menton avant d'engloutir plusieurs gorgées.

—     Continuez, s'il vous plaît...

—      De là, il en est venu à me parler de ces scarabées, de leur incroyable pouvoir destructeur. Il m'a confié pouvoir se les procurer quand il voulait, il suffisait que je les lui commande. Pourquoi m'a-t-il branché sur ce sujet ? Mystère... Toujours est-il que le dernier jour où je l'ai vu, il me les a ramenés en m'annonçant, de cette même voix grave, étouffée : Cadeau. Posez-les à proximité d'une ruche. Ils feront le reste...

Ses dents grincèrent, cercle blanc au cœur d'un visage de flammes. Il s'empara du bocal, l'ouvrit, le bourra d'un chiffon, s'apprêtant à en écraser les locataires.

—     Non... Ne... touchez plus à rien ici ! ordonnai-je en tendant la paume. Des... policiers vont venir... pour... des relevés... Vous... allez répéter tout ça devant... un officier...

Je me pris la tête dans les mains, tandis qu'il ajoutait :

—     Je n'en reviens toujours pas... Deux petites bêtes, capables de décimer des milliers d'abeilles et le travail de toute une vie... Votre mec... à l'entendre parler, je peux vous garantir qu'il croyait réellement en sa théorie... un sacré fanatique...

Chapitre quatorze

Après ma visite chez Von Bart, je rapportai l'histoire à Del Piero qui, immédiatement, dépêcha des équipes sur place. De son côté, elle exigea mon retour au 36, où m'attendaient deux types au sujet de l'affaire Patrick Chartreux. Le feu d'artifice commençait.

D'abord un gars de l'IGS. Pas la mine de l'emploi, le loustic. Fin comme une allumette. Mais un tueur de première. Questions fusantes, regard perçant. Un détecteur de mensonges sur pattes. Alors je me contentai de lui raconter la vérité, omettant mon petit détour par Saint-Malo. Après tout, je n'avais passé là-bas qu'une demi-journée, sur le chemin du retour... Rien de prémédité. J'étais tombé sur Chartreux par le plus grand hasard, je l'avais tabassé. Pas de quoi fouetter un chat...

Le pire, c'était l'autre. Le psy. Une belle vacherie de Leclerc, qui voulait s'assurer de l'équilibre de ma santé mentale. Ça n'avait pas duré plus d'un quart d'heure, me semblait-il. Un quart d'heure pendant lequel je n'avais pas ouvert la bouche. On répond aux cons par le silence...

Je sortis de là un poil énervé, pour ne pas dire carrément en rage.

Sibersky ne me laissa pas le temps de regagner mon bureau, se faufilant devant moi pour me bloquer le passage.