Выбрать главу

Glissement de bois, au fond de la niche. Martèlements de pas. La lumière déclinait lentement, au fil de l'approche du monstre. Il m'apparut soudain.

Du haut de son immensité, il ressemblait à ces images de diables modernes, avec ses gros yeux noirs au fond laiteux, son crâne en pointe, son anneau de métal lui fouillant la cloison nasale. Des torsades d'encens fleurissaient de ses gestes, toutes sortes d'or cliquetèrent autour de son cou lorsqu'il se pencha à mon oreille et murmura :

—     On va te montrer comment on traite les intrus. Bon voyage...

Dans la seconde, on me bâillonna d'une lanière de cuir, m'enfonça une cagoule sur le crâne, mes bras s'arquèrent vers l'arrière et des menottes me cisaillèrent les poignets. Je me débattis avec l'énergie du condamné, entre ces poitrines chaudes de fureur, pressantes au point de me couper le souffle.

On m'allégea de mes billets et, sous l'autorité d'un claquement sec, me propulsa violemment dans un angle. Un battant grinça.

—     Avance !

Je mordis le bâillon avec rage, tirai sur mes entraves, frappai de la tête dans le vide. Un coup de crosse dans les reins me cassa en deux.

—     Avance, on t'a dit !

La capuche m'asphyxiait, la sueur me rendait fou. Je ne contrôlais plus rien, mon destin m'échappait.

On grimpa un escalier. Droite, gauche. Une porte, encore. Odeurs de riz, de braises sauvages.

Des clameurs, dans le fouillis des dialectes chuintants, des rires bestiaux. Ricanements de gonds. Frémissements de grillage, raclements de graviers. Des ronflements lointains de voitures. Le cimetière, on devait progresser entre les morts, sous le couvert d'une nuit sans lune.

Et je marchais toujours, indéfiniment, violenté par les directions à suivre. Gauche, droite, pente... Terre, herbe, cailloux...

Porte à nouveau, virages... puis une nouvelle volée de marches dans des couloirs de chuchotements. Couinements d'objets qu'on déplace. Meubles ? Lit ? Réfrigérateur ? Un courant ascendant glissa sur ma peau. De l'air frais. Ma langue tournait sur mes lèvres, chassait ce sel des suées et ces minéraux de peur. La descente se prolongea. Vingt-quatre marches exactement, raides à se fendre le crâne. De l'arrière, des mains me forçaient à me courber au possible, tant le plafond écrasait.

—      Stop !

On m'ôta cagoule, bâillon, menottes. J'étais plié en deux, mon accompagnateur, derrière moi, désigna une trappe avec le pinceau de sa lampe.

—     Ouvre et attrape l'échelle... En bas, prends à droite...

—     Vous avez une drôle de façon d'accueillir les nouveaux.

Autour, des couches de craie, d'argile, du béton creusé, des tiges de fer perçant les murs et un tablier d'acier déchiqueté. Un trou à rats, démoli à la masse, à la perforeuse, façon brutale. Je m'accroupis, tirai sur un anneau métallique. Un vent glacé, ce souffle froid qui parcourt les tunnels éteints m'ébouriffa les cheveux. La fraîcheur des abysses grondait sous mes pieds, si proches de l'enfer...

Haxo, la station de métro fantôme, ayant épuisé tant d'abatteurs, de boiseurs, d'ouvriers malheureux. Gueule gigantesque d'un serpent de roches... Vivante...

Une atmosphère de film de carnage s'enroulait, silencieuse, autour d'ampoules éveillées par des groupes électrogènes. Un endroit de fin du monde, cerclé de parois irrégulières, tendu de rails morts où traînaient encore les spectres des rames oubliées. Le plus effrayant était cette absence de vie, ce grand vide sombre à l'odeur de métal chaud, où l'on s'attendait à voir jaillir, dans la bouche lointaine, des êtres d'outre- tombe venus vous arracher les membres.

Au-dessus, creusée dans les hauteurs, la trappe s'était déjà refermée.

Je longeai le boyau par la droite, serré contre cette paroi de briques noires, évitant la voie, comme si une motrice allait surgir et me déchiqueter. Des lieux s'esquissèrent dans mon cerveau. Egouts, catacombes, stations fermées. Molitor, Invalides, Maillot. Ossuaires, messes noires, sectes. L'empire de la mort régnait ici, sous Paris, sur presque deux mille cinq cents kilomètres de souterrains infâmes. Loin, bien loin de la lumière éclatante des Champs-Elysées.

La courbe grandissait, mangeait de l'obscurité à n'en plus finir. Des kilomètres, avait dit Del Piero. Des kilomètres dans le ventre de la terre, coupé du monde, sans arme, sans téléphone, sans fuite possible. Avec, pour couronner le tout, les habitants du cimetière de Belleville à fleur de voûte...

Un autre virage. Deux formes surgirent, face à moi. Elles s'élancèrent sur le mur opposé, têtes baissées, avant d'accélérer dans le néant. Une question me traversa l'esprit. Comment sortait-on de ce trou ?

Devant, une lueur d'un vert bouteille vint mordre la nuit qui se dissipa, comme une main se retirant. Le virage se terminait, s'élargissait, se tendant brusquement en une longue ligne noire bordée d'un quai.

Sous le biais des pulsations verdâtres, sur des centaines de mètres, le peuple silencieux des ténèbres s'éveillait enfin. Ils étaient là...

Un foisonnement de silhouettes assises, repliées devant des étalages de mort. Les visages n'étaient que des suggestions, des jeux d'ombres, les ampoules glauques n'éclairaient pas, elles dévoilaient juste. Des masses brunes glissaient de place en place, se baissaient, observaient, palpaient. Ça chuchotait, concluait, des rendez-vous se fixaient, par papiers interposés...

Je grimpai sur le quai, évoluai lentement entre les premiers étals, curieux, dégoûté, halluciné. Devant moi, un type au visage de cratères proposait, dans des bocaux percés, des serpents, pas plus longs que des pailles. Mambas verts, trois semaines, disait une pancarte. Morsure dévastatrice. À ses côtés, un Noir aux cheveux jaune pisse, à l'œil gauche crevé, leva une couverture et dévoila toutes sortes de racines.

— Drug... Puissant... Visions... souffla-t-il. Broyer et respirer. Acheter. Toi acheter.

Je détournai la tête et continuai ma lugubre percée, me joignant à un groupe de trois personnes rassemblées autour d'une quatrième. Ce dernier pilait des carcasses séchées de Bufo marinus, un crapaud venimeux, expliquait-il, dont le résidu permettait de produire une substance capable d'atteindre le système nerveux par simple contact avec la peau. Dans les rites vaudous, on l'utilisait, en mélange avec la tétrodoxine, pour fabriquer la poudre à zombies. Mais le dealer en proposait un tout autre usage. Il suffisait de déposer de cette substance sur un objet que toucherait la victime - verre, cuvette de toilettes, poignée de porte - pour la paralyser dans les minutes qui suivent. Ensuite, elle délirait pendant plusieurs heures, sans se souvenir une fois les effets dissipés. Idéale pour le viol anonyme, GHB puissance dix... L'un des trois enfoirés sortit des billets de sa poche.

Mes poings se serrèrent, je dus déployer toute ma volonté pour ne pas défoncer le crâne à ce camelot de merde...

Le trouble m'envahissait, ma gorge s'asséchait... Cette ambiance... Ces caves morbides... Ces lieux d'horreur... Six ans en arrière. L'Ange rouge... L'icône du mal... Son spectre planait à nouveau en moi, toujours aussi net. Une terrible impression... Celle de le voir encore surgir, drapé dans sa cape de sang.

Tout était-il réellement fini ?

J'avançai encore, aux aguets, des battements intenses enflaient en moi. Où se cachait le vendeur d'anophèles ? Et l'assassin des Tisserand ? S'embusquait-il dans ce grand cercle de ténèbres ?

Dans une niche d'aération, un peu en hauteur, un très vieil homme enveloppé d'une pèlerine brûlait des encens, face à un être recroquevillé. Entre eux, une poupée, piquetée d'aiguilles.

En dessous, à même le sol, un individu orné d'un chapeau blanc, costume de lin impeccable, assis sur un banc en carrelage, posait à plat des cartes de tarot. Il leva un regard scintillant vers moi ; sous l'ombre de son couvre-chef, je ne distinguais que l'éclat étrange de son sourire. La carte qu'il retournait représentait le squelette de la mort.