Je la fixai intensément.
— Croyez-moi... Ce métier vous volera votre famille.
Elle détourna le regard, la bouche légèrement ouverte, enroulée dans ce silence si éloquent. Je l'observai une dernière fois, dans l'attente d'une réplique, d'un sursaut, d'un je sais, commissaire, mais je suis comme vous, mais il n'y eut que la douleur muette. Je posai l'arcade sur la vitre passager, l'œil sur ces champs morts, si sinistres...
— Nous arrivons bientôt... fit-elle enfin, désignant la croupe noire d'un bois gigantesque.
— Vous n'êtes pas convaincue, n'est-ce pas ? Vous pensez que cette piste ne nous mènera nulle part ?
— Ces coordonnées GPS nous larguent au beau milieu de la forêt. Que pourrait-on y découvrir d'autre que... des arbres...
— Les cartes topographiques ne peuvent révéler ce que nos yeux apercevront.
— Peut-être... Mais avouez qu'il y a de quoi être sceptique.
— Pourquoi être venue, alors ? Pourquoi avoir réclamé Sibersky et Sanchez pour nous accompagner, alors qu'il y avait du pain pour tout le monde à l'Ubus et dans ces tunnels ?
Ses lèvres se crispèrent.
— Je... sais pas trop... Depuis le début, vous n'avez eu que de bonnes... intuitions...
— Mes intuitions... Evidemment...
Dessous, la Seine palpitait, ivre de tranquillité, alors qu'en face, la forêt de Sénart brandissait ses mâchoires d'un vert sombre. Sous les premières frondaisons, l'obscurité regagna en puissance, en lutte contre l'aube lointaine déjà rouge de chaleur. Après bifurcation, la route nous planta dans les profondeurs incertaines du lugubre. Sanchez et Sibersky vinrent se garer à nos côtés.
— Alors ? demandai-je à Del Piero en désignant le GPS portatif.
Elle sortit et annonça, sous le soleil pâle des phares :
— L'appareil indique deux kilomètres, nord nordest. C'est-à-dire... cette direction...
Pas de sentier. Un mur d'écorces dans un délire de feuilles.
— À quoi ça rime ? beugla Sibersky. Il n'y a rien ici !
— Tu t'attendais à quoi ? répliquai-je avec agacement. Une piste balisée de flambeaux ?
Sanchez s'appuya sur le capot de sa voiture.
— Et on a besoin d'être quatre pour faire la cueillette aux champignons ? ajouta-t-il avec un air de provocation. Je commence à en avoir ma claque de cette journée !
— Il est cinq heures du matin. Ta journée, elle vient juste de démarrer ! En route... Et la ferme !
Sous le couvert de ma Maglite, j'ouvrais la marche et Sanchez, à juste litre, la fermait.
Dans ces murailles végétales, les chênes se tordaient en spirales tourmentées, les animaux se cachaient nombreux, levant des brames lointains ou des craquements tout proches. L'endroit appelait un autre style de peur, cette frayeur d'enfant d'où surgissent des monstres ensanglantés et des loups mythiques. Dans la respiration lente du bois, nos cœurs battaient à l'unisson.
Nous contournâmes des mares à la brume sévère d'où claquaient des cris d'oiseaux, avalâmes des raidillons, chevauchâmes des escarpements d'humus... La forêt grossissait, tendue en arcs bruissants, au fil du GPS qui nous emportait dans cette gueule d'ogre.
À peine trois cents mètres avant la cible. Nos pas ralentirent, nos dos se courbèrent malgré le doute, dans ces ténèbres angoissantes, une fois nos lampes éteintes. Nous progressâmes alors au jugé, les paumes sur nos armes, guidés par cette seule loupiote verdâtre qui rayonnait de l'appareil électronique.
Dans les dix derniers mètres ne s'élevaient plus que nos haleines sifflantes d'angoisse et cette mort, prête à fuser de nos revolvers... Cinq... Trois... Un...
49° 20' 29" nord, 03° 34' 20" est. Pas d'erreur. Nous y étions. Les faisceaux lumineux giclèrent. Fûts, frondaisons, ramassis de branchages.
— L'emplacement d'un putain d'arbre ! Bordel ! Bordel de bordel !
Feu d'artifice d'insultes, jaillies de quatre bouches énervées.
— La piste s'arrête ici ! ragea Del Piero sans cacher sa déconvenue. Ce n'était qu'un stupide endroit de rendez-vous ! Rien d'autre ! Je m'en doutais !
Je la toisai d'un air mauvais.
— Je ne vous ai jamais priée de venir !
Sanchez se perdit dans des gestes osés, Sibersky tournait sur lui-même, les mains au ciel.
— Tous ces étangs, ces eaux croupissantes ! consta- tai-je sans céder à ma déception. L'endroit isolé, la proximité avec Issy-les-Moulineaux. Tout concorde ! Il aurait pu choisir tellement plus simple ! Un parking, un parc, une zone industrielle ! Pourquoi un lieu si difficile d'accès ? La prudence ne peut pas tout expliquer !
Je fixai Del Piero.
— Cette forêt doit forcément cacher des habitations non répertoriées !
— Impossible ! répliqua-t-elle, un poil irritée. Elle est sous le contrôle de l'Office national des forêts, les cartes topographiques sont régulièrement mises à jour. Croyez-moi, il n'y a ni maisons, ni souterrains, ni galeries secrètes. Du végétal... Rien que du végétal...
— Merde, c'est pas possible !
La commissaire haussa les épaules.
— Ces bois sont cernés d'agglomérations. Draveil, Etiolles, Epinay, Montgeron, j'en passe et des meilleures. Vous avez raison, l'assassin doit habiter le coin, ce qui représente un indice non négligeable. Non négligeable mais, dans l'heure, difficilement exploitable. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin.
Je frappai du poing contre l'écorce, observai ces troncs qui chuchotaient entre eux. J'imaginai l'homme- au-chapeau-blanc face au monstre invisible, ici, en ces lieux de feuilles. Leurs regards viciés, l'échange des bestioles tueuses. La forêt... Empire des insectes... Fourmis, araignées, papillons... Encore et toujours là. Pouvait-il s'agir d'un simple hasard ? Mes lèvres se mirent soudain à trembler.
— J'ai... Merde, on aurait dû y penser avant ! App... appelez l'entomologiste !
Del Piero, qui s'éloignait sous le couvert de sa lampe-stylo, m'examina par deux fois.
— Pardon ?
— Houcine Courbevoix ! Téléphonez-lui ! J'ai peut-être trouvé le moyen de remonter à la source ! D'atteindre le tueur !
— Et on peut savoir comment vous allez vous y prendre ? râla, comme d'une tradition, Sanchez.
— La chasse aux papillons, à cinq heures du matin, ça vous tente ?
Le lieutenant Sibersky lançait des bâtons, vautré sur un tronc mort, l'inspecteur Sanchez roupillait à grandes gorgées de ronflements, tandis que Del Piero contemplait les feuilles frissonnantes dans le levant, avec de petits yeux. Quant à moi, je luttais contre la fatigue, fumant à proximité d'une mare où rampait une vapeur sinistre. Au-dessus, haut dans le ciel, les frondaisons saluaient l'arrivée du jour.
L'entomologiste débarqua enfin, sa montre GPS dans une main, un large sac de sport dans l'autre. Dans son bermuda bleu et son polo orange, il ressemblait à un manège de foire.
J'accourus vers lui.
— Tu en as combien ?
— Treize, répliqua-t-il en observant Sanchez qui avalait un dernier grognement. Le reste est mort.
— Et vous avez amené les croissants ? eut la force de plaisanter Sibersky.
Malheureusement pour lui, sa vanne n'amusa personne. Nous nous regroupâmes autour du sac ouvert.
Dans de petites boîtes transparentes, les lépidoptères crépitaient d'impatience.