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Je m'accroupis, une main devant la bouche, observant de plus près le quadrillage de plaies. Bras, avant- bras, poitrine, flancs, cuisses, mollets. Rien n'avait été épargné. J'éclairai d'un peu plus près. Quelque chose clochait. Les meurtrissures n'avaient pas saigné. Elles avaient...

Soudain, les muscles tressautèrent, les paupières s'écartèrent pour s'ouvrir sur des pupilles d'un noir furieux. Des mains m'agrippèrent les cheveux, les tirant avec rage dans d'atroces hurlements. Mes traits se crispèrent de douleur, tandis que Del Piero me hissait vers l'arrière, criant à son tour :

—      Elle est vivante ! Mon Dieu ! Elle est vivante !

Maria Tisserand se recroquevilla, la tête retombant

entre ses cuisses déchirées. L'horreur me claqua à la figure. Cette cire, à l'intérieur des blessures...

La propolis... La propolis liquide, en durcissant avec le froid, avait empêché l'hémorragie. Une torture sans égale, qui provoquait l'agonie et la repoussait sans cesse, telle une marée au sel brûlant. Je voyais ces chaînes, de l'autre côté du drap, j'imaginais les parents, les yeux fixés sur le miroir du plafond, perdus dans cette vision indirecte, priant Dieu pour que cesse ce calvaire, ces ignominies qu'ils avaient eues à porter jusque dans leur mort, sans savoir, sans savoir combien de jours encore le monstre supplicierait leur fille.

Del Piero se redressa lentement, affichant cette grande détresse des mères.

—     Il faut... appeler... L'ambulance... Faites-le... commissaire... S'il vous plaît...

Pas de réseau, tout ce métal. Je remontai en courant, prévins les secours. Le soleil grossissait, la brume se dissipait, la chaleur grimpait, rampant sur les tôles maudites...

Je fonçai à nouveau en bas, beuglant :

—      La porte ! Il faut fermer la porte !

Le thermomètre ! Trois degrés de plus, déjà ! Je nous cloisonnai à l'intérieur, fixant Del Piero d'un regard perdu.

—     La température ! Si la température monte, la propolis va fondre ! Merde ! Il faut... du courant !

Nouvelle ouverture de porte. Nouveau coup de téléphone. Frémissement du mercure.

Del Piero caressait le visage perdu, de toute sa tendresse. La fille vibrait d'une terreur démente, ses poignets saignaient, tant elle avait lutté contre ses entraves, encore et encore.

Nul mot pour la consoler, elle ne gémissait plus et pourtant sa bouche restait ouverte, saturée par cette violence palpable.

Et, sur ces territoires de chair démolie, de bourgeons de sang, les plaies s'étiraient à chaque geste, l'onde rouge coulait sous la propolis qui, désormais, virait plus sur le jaune clair, prête à libérer un magma de mort sous la montée du thermomètre.

—     Ne bougez plus ! Ne bougez plus ! Je vous en prie !

Quatorze degrés. L'astre rayonnait sur la tôle d'une fureur sourde, bientôt l'étuve cracherait sa chaleur dangereuse. Dans le noir du confinement, entre les cuisses de Maria, se déversait ce filet de vie d'un pourpre trop foncé. Combien de fois avait-elle été violée, humiliée, battue sous le regard d'une mère fiévreuse, d'un père torturé dans ses chairs ? Je serrais les poings à m'en- foncer les ongles dans mes paumes, je pensais à mon frêne scarifié, aux affiches balafrées, dans la chambre de cette martyre, à toute cette abjection qui jaillissait comme un geyser de sang. Quel monstre était-il ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Mes yeux roulaient fous dans mes orbites, ma colère transperçait les pores de ma peau sous cette sueur grasse, écœurante, ce boulet de sécrétions que je traînais partout. Je me relevai brutalement et, bien qu'anéanti par mon impuissance, posai la main sur un second panneau.

— Il faut voir ce qu'il y a encore là-derrière... Veillez sur elle...

Del Piero acquiesça, embrassant la jeune fille sur le front.

J'ouvris et refermai aussitôt. Mon faisceau révéla les gouffres d'inconnu. Un matelas, sur le sol. Un petit établi, couvert de répulsifs antimoustiques pour la peau, de cachets de quinine, de vitamine B6. Au fond, une chaise essoufflée, une table branlante supportant des dizaines d'ouvrages, vergetés de moisissure.

Des dessins partout, au fusain, scotchés aux parois, sur le plafond d'acier. Par dizaines, par centaines. Des fresques de terreur, des patchworks de furie. Deux hommes aux faciès déformés, brandissant leurs mains sur un corps de gosse recroquevillé. Des grandes mâchoires grises, suspendues au-dessus d'un lit tapissé d'araignées. Des trompes géantes de moustiques, creusant le marbre d'une tombe. Et, toujours, des ciels d'orages gonflés d'éclairs, saturés de nuages hideux. Ma tête tournait. Il ne restait plus un centimètre carré de tôle visible. Le Mal. Le Mal déployait ses longs tentacules noirs.

Je pivotai encore sur moi-même, ma Maglite dévoilant à chaque fois des atrocités grandissantes. Là, un poster, sur la table, représentant la copie couleur d'un tableau du Louvre. Mon cœur manqua un battement. Le Déluge.

Des corps enchevêtrés, nus, aux gestes dramatiques, frappés par le tumulte des eaux. Des enfants cassés par les vagues, des femmes brisées, implorant le Seigneur, des hommes tentant d'échapper à la colère céleste. Les fragiles embarcations se rompaient, dans ce chaos d'horizon torturé, de mer furieuse, alors qu'au fond, l'Arche s'éloignait sur des crêtes d'écume.

Quatre poids empêchaient le poster de s'enrouler. Braquées sur l'œuvre, deux lampes. Le tueur étudiait ce tableau. Avec la plus grande attention. Je devinais ses doigts, courir sur les êtres en perdition, je voyais sa langue tournoyer sur ses lèvres, alors que ses phalanges caressaient chaque silhouette abattue. Que cherchait-il dans cette hécatombe ?

Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra et, sous le déluge, tu reviendras ici, car tout est dans la lumière.

Le Déluge. Le dernier pan de l'énigme était en train de s'abattre...

Je me redressai, les yeux braqués sur une autre paroi. À l'origine, ces compartiments devaient servir à séparer les différentes marchandises, mais lui leur avait attribué un aménagement plus personnel. Combien de sas macabres recelait cette cale gigantesque ?

Je fis basculer l'ouverture de ferraille de toutes mes forces, dans un roulement dramatique. Des effluves de marécages, de champignons me plissèrent soudain le visage... Ainsi qu'une chaleur de four.

Des frémissements d'ailes, des bourdonnements déments. Sur le sol, dans d'immenses cuves couvertes de filets, des centaines de moustiques vibraient, agglutinés sur les parois translucides ou des nénuphars. L'eau verdissait de microbes, de larves, d'œufs, de bestioles crevées. Bien cloisonnées, au sec, des souris couinaient, effondrées par le poids des insectes qui leur pompaient le sang. Derrière, entre deux vitres, de la terre, creusée de tunnels. Vestiges d'une fourmilière... vidée de ses occupantes... Ces tranchées de ténèbres dévoilaient l'inimaginable, les frontières d'une forteresse noire, cachée dans les limbes d'un esprit malade.

Du fin fond de ma terreur, je m'aperçus que trois des cinq cuves avaient été vidées de leurs hordes sanguinaires. Il manquait des milliers de moustiques. Le fléau... Nous arrivions peut-être trop tard.

Je posai mes doigts sur les tempes, fermai les yeux, à la recherche d'un calme intérieur, appelant des ressources qui m'aideraient à comprendre, à LE comprendre. Le Déluge, l'Apocalypse, les fusains, les Tisserand...

Franck ! Fils de pute ! Qu 'est-ce que tu fais ? Tu ne nous as pas encore rejointes ?

Non ! Laissez-moi ! Je...

Amène-toi ! Amène-toi ! Fous-toi ce putain de canon dans la bouche et tire ! Ail...

Des cris. Ceux, longs et douloureux, d'une femme. Bien réels ! J'étais au sol, la tête contre la tôle, fiévreux de sueur. Le canon dans la bouche...