Que m'arrivait-il ?
Je me relevai, perdu, déboussolé, me ruai vers l'arrière, traversai les salles d'horreur, chevauchant le matelas, percutant la chaise, chutant lourdement sur des amas de dessins. De toute ma hargne, j'ouvris la cloison. Del Piero était à genoux, les mains couvertes de sang.
— La propolis ! ! ! La propolis fond ! ! !
De petites gouttes suintaient des plaies, tandis que la cire se ramollissait lentement. Bras, cuisses, torse, épaules. Maria était immobile, le regard fixé sur la voûte, une prière au bord des lèvres. J'ôtai ma chemise, la déchirai en lambeaux, tandis que mon corps ruisselait.
— Tenez !
Nous épongeâmes les épanchements naissants, très vite le bleu de mon linge vira au rouge méchant. Un autre foyer se déploya à la cheville. Puis là, sous le sein droit. Le corps mutilé craquait comme un vieux navire. La malheureuse nous suppliait de ses grands yeux en amande, la bouche ouverte, cette bouche qui demandait encore pourquoi ?
Del Piero, à toute vitesse, arracha son sweat avec des mouvements fous, presque vains. Et elle murmurait, avec acharnement, sans cesser une seule seconde, ça va aller ça va aller ça va aller.
Des larmes grossissaient sur les joues de Maria, nos regards obliques se croisaient, vides d'espoir, tétanisés d'impuissance.
Del Piero ne trouva que des caresses à lui adresser, des mines tendres, des prières muettes. Aucun n'aurait eu l'indécence de l'interroger, si proche du tombeau.
Maria esquissa comme un sourire, alors que ses yeux se fermaient, que la mort arrivait, étonnamment douce. La femme, à ma droite, s'enroula à côté d'elle, la serra dans ses bras, lui passa une main dans les cheveux, au bord des pleurs.
Je m'élançai vers l'extérieur, gueulant de tout mon saoul, cognant contre les rambardes jusqu'à faire saigner mes poings. Non ! ! ! Non ! ! ! Non ! ! !
Là, dans la canicule, ne s'éveillait plus que le grincement des coques fantômes, innombrables, alors qu'autour la forêt se refermait, cette grande main possessive. Puis Del Piero remonta, les bras croisés sur sa poitrine laiteuse, frissonnante, me signalant sans mot que tout était fini...
Chapitre vingt-deux
La péniche s'était transformée en un tumulte de voix et d'allers-retours incessants. Policiers, légiste, inspecteurs, hauts responsables de la santé publique... Les techniciens de la police scientifique avaient pénétré en priorité, afin d'installer un couloir de rubans où nous pouvions circuler sans risques de contaminer les éléments sensibles. Poils, empreintes, squames de peau, poussière. Van de Veld les avait suivis dans la foulée, sa valise en aluminium à la main.
Accoudé au bastingage, j'observais les ondoiements qui glissaient de poupes en proues. L'astre rayonnait de son plus beau jaune, imposant dans ce profond ciel bleu. Dans des circonstances normales, cette journée aurait pu être belle.
Mais la mort rôdait. En nous et autour de nous.
Peu à peu, la fatigue m'envahissait. Mes mains tremblaient un peu moins. Plus de quinze heures sans antidépresseurs ou stimulants, Deroxat, Guronsan, Olmifon, Tranxène. Même plus de vitamine C. La pénurie de pilules, à l'appartement, était peut-être un bien, en définitive. Il faudrait tenir sans, affronter les appels au secours du corps, et résister. Ne plus sombrer...
Leclerc, cravate grise sur visage fermé, me tendit un gobelet de café.
— Tu devrais retourner chez toi une heure ou deux, fit-il en s'appuyant à son tour au garde-corps. Le temps que les premières analyses arrivent. Tu n'as même plus de liquette et, franchement, tu as une tronche à effrayer un poulpe !
Je palpai mon visage creusé. Poils crissants, cernes profonds, plis prononcés. Du pas joli-joli, en effet.
— Et Del Piero ?
— En bas, avec les techniciens... Elle a passé la chemise d'un de nos hommes, tout ça pour éviter de rentrer chez elle. Un sacré bout de femme, elle ne lâche pas facilement, elle non plus...
Il se racla la voix.
— Ce salopard de tueur sait que nous sommes ici...
— Le détecteur, dans la salle des machines ?
— Oui. Il était couplé à une vieille station d'émission qui a pu envoyer des ondes radio sur, estime l'expert, un rayon d'une vingtaine de kilomètres. C'est-à- dire jusqu'aux portes de la capitale.
— L'enfoiré...
— On ne le tient pas encore, mais avec les traces qu'il y a là-dedans, on aura bientôt son profil génétique complet et son groupe sanguin. Quant aux empreintes digitales, on en possède plus qu'il n'en faut.
— Encore faut-il des suspects ou qu'il ait un casier ! Ce dont je doute franchement.
— Pour les suspects, on va se débrouiller. Le procureur a lancé une opération d'envergure à l'église d'Issy. Nous sommes dimanche, dès la sortie des fidèles, nous allons relever les identités et procéder à un filtrage. Le barman de l'Ubus nous indiquera les clients potentiels.
— Parce que vous croyez qu'il va se pointer à la messe ? Et cet... Opium ? Vous l'avez coincé ?
— Volatilisé, avec tous ses porte-flingues, les acheteurs, les vendeurs. Un beau fiasco, quoi !
Il eut un geste de sourde violence.
— L'entrée se trouvait sous le magasin africain, voisin du bar, mais la sortie officielle se faisait par l'arrière-cour d'un restaurant, à plus d'un kilomètre de là. Ils ont fui comme des rats, nos équipes n'y ont vu que du feu...
Il se brûla les lèvres dans son café.
— Merde ! ! ! Ce... cet Opium s'appelle Seal Bou- regba, un escroc déjà arrêté pour vol de voitures de luxe. Avec sa petite équipe, il organisait la logistique, l'accès à la station, la remontée, les prélèvements d'argent. Un business qui permettait aussi aux patrons respectifs des établissements d'arrondir leurs fins de mois. On va quand même cuisiner ceux qu'on a sous la main, en attendant mieux. Barmen, serveurs, responsables. Peut-être obtiendra-t-on des éléments permettant de dresser un portrait-robot de l'assassin.
Je haussai les épaules.
— Il y avait un sacré monde là-dessous... Tout ceci risque de prendre du temps et des ressources.
Il se redressa brusquement et broya son gobelet dans ses mains.
— Je sais, je sais ! Ça part dans tous les coins ! Je me perds en paperasses, on me tombe dessus de partout, jusqu'au ministre de la santé, qui appelle ma hiérarchie au moins une fois par jour !
Un silence s'étira. Une envie soudaine de respirer, d'oublier un peu. Aussi difficile que de creuser le marbre.
— Trois des cinq cuves ne contenaient plus de moustiques, fis-je sans décrocher mes yeux de l'eau où mon visage las se réfléchissait. Le fléau... On est peut- être arrivés trop tard...
Le divisionnaire tentait de garder son aplomb, mais je sentais que la situation le déstabilisait, comme nous tous.
— Pour l'instant, aucun signe d'alerte dans les hôpitaux du secteur, fit-il. Mais la canicule ne nous aide pas. Les urgences des CHR sont saturées de coups de chaleur, le personnel soignant est débordé. Ça tombe vraiment au mauvais moment.
— C'était peut-être volontaire...
Je fixai Leclerc dans les yeux.
— Cette fille, il l'a violée, n'est-ce pas ?
— Van de Veld est catégorique, répliqua-t-il en réajustant sa cravate. On a retrouvé du sperme et du sang à proximité de ses entraves, dans le vagin, de même que... dans l'anus. Il l'a violée régulièrement... et par- derrière...
Torturée, bafouée, violentée sans pitié. Ma haine grandissait, cette rage incontrôlable, cette envie de tuer à mon tour. Après avoir inspiré un grand coup, je baissai les paupières et annonçai :
— Il y avait trois paires de chaînes, chacune dans un coin de la pièce... Le père, la mère, Maria... L'assassin voulait que les parents le voient agir... mais pas directement... Alors... il dresse un drap et... installe un miroir au plafond...