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Leclerc leva les yeux vers ces tracés déments, ces tourbillons de colère, avant de plaquer ses deux mains grandes ouvertes sur son visage.

—     Nous ne sommes qu'au début... murmura-t-il. Nous ne sommes qu'au début...

—     J'ai compté... souffla Courbevoix. Cinquante- deux... Il y en a cinquante-deux...

Les prénoms tournoyaient, sous les rayons inquisiteurs. Des fantômes d'existences, qui réclamaient secours, là, sous nos yeux, si proches et pourtant si loin. Leclerc abattit ses poings sur la table, dans un douloureux souffle d'impuissance. Del Piero se tourna vers l'entomologiste.

—     Nous avons découvert des insectes à proximité de chaque victime. Le confessionnal, le local de plongée. À chaque fois, de la phéromone. Mais vous n'y avez rien remarqué, ni textes, ni noms dissimulés ?

Courbevoix secoua la tête.

—     Les techniciens de la scientifique ont tout examiné aux UV et j'ai vérifié derrière, au niveau des marques d'hormone. Aucune inscription particulière. Désolé...

—     Merde ! Que foutaient ces putains de sphinx sur les lieux des crimes ? Ce fumier les utilise pour nous faire découvrir des pistes cachées ! Alors pourquoi on n'a rien trouvé ? J'ai l'impression que nous sommes passés au travers de quelque chose. Mais quoi ?

Del Piero grinça, tandis que je me redressais, la tête lourde, vide.

—      Je... je vais rentrer... Je n'arrive plus à réfléchir... Tenez-moi... au courant, si vous avez du nouveau...

—      Tu ne vas pas nous lâcher maintenant ? brailla Leclerc. Avec cinquante-deux victimes potentielles sur les bras ?

—      Désolé, commissaire... Je me sens... vraiment pas bien... Un foutu mal de crâne. Ce serait pas... une bonne idée que...

Il me posa une main sur l'épaule.

—      Excuse-moi. Ça fait je ne sais combien de temps que tu n'as pas dormi. Va te reposer un peu.

—      Il va... falloir... qu'on me ramène... J'ai pas de... voiture...

—     Polo s'en occupe.

Avant de partir, du bout, mais vraiment du bout des lèvres, je demandai au photographe de m'envoyer par mail, dès que possible, un scan de toutes ses photos et de chaque dessin. Il promit de me les fournir dans l'après-midi.

Alors que je m'éloignais en Zodiac, dans l'ombre des monstres curieux et de ce métal trop dense, je me surpris à adresser une parole au ciel, pour ces personnes que je ne connaissais pas... Ces cinquante- deux personnes...

Chapitre vingt-trois

Je n'avais jamais éprouvé un tel soulagement d'enfin regagner mon chez-moi. La fatigue avait surpassé toute forme d'énergie et de mélancolie. Une seule chose allait et venait au-devant de mes yeux. Un bel oreiller à la blancheur d'ange...

Je traversai d'un pas morne le petit carré fleuri, puis remontai les allées droites et ordonnées qui se faufilaient entre les immeubles de la résidence. Les dimanches d'été, le quartier s'animait d'une forme d'ivresse populaire. Des gens descendaient faire leur footing, d'autres promenaient leur chien dans le parc, des enfants jouaient au ballon, casquette et crème sur le visage... Tout respirait la joie de vivre. Presque tout.

Quarante-huit marches avant ma caverne, avant cet hiver perpétuel que seuls les élans ferroviaires venaient ébranler. Je ne me sentais jamais autant seul qu'entre ces quatre murs, où je vivais dans une forme de transparence, à l'image de mes trains qui n'avaient pour unique distraction que celle de tourner en rond. Une bien triste punition, en définitive. Mais tout ça m'importait peu. Dormir. Je voulais juste dormir...

Là, quelque part dans l'air, la petite odeur de marijuana s'éveillait, un coin d'horizon ouvert sur la

Guyane et ma vieille voisine, que j'avais tant aimée. Elle aussi, dodelinant dans ses grands ensembles de madras, me manquait.

—     Wouah, Man ! J'te savais pas si balèze ! Mate les pecs !

—      Oh non !... pas lui...

Je me retournai avec mollesse. Vautré contre la porte trente et une, Willy pompait au ralenti sur une cigarette, les volutes voilant son air détaché de Rasta paisible. Vêtu d'un pyjama à pois, il dissimulait dans ses yeux d'un jaune cireux les stigmates d'une nuit terriblement zen.

—     T'aurais pas dû laisser ouvert, Man ! fit-il en se levant. On rentre chez toi comme dans un moulin ! Pas fameux, pour un flic !

Je tournai brusquement la poignée. Il disait vrai, le bougre !

—     Bon sang de bonsoir ! râlai-je en levant les bras. J'étais pourtant certain de...

—     T'as eu une visite, en pleine nuit. La petite fille... Drôlement fringuée, en robe de chambre bleue avec des bottines rouges.

J'écarquillai les yeux, alors que l'homme aux cheveux-serpents se glissait dans l'entrebâillement. Mes tempes battaient furieusement.

—     Il devait être... trois heures du matin. Je sortais fumer mon dernier... ma dernière clope, et j'ai vu que ta porte était entrouverte. Alors je suis entré, comme je le fais maintenant.

Il désigna l'enchevêtrement de rails.

—     C'était le gros bordel. Tes locos roulaient comme des malades, ta télé bavait des tonnes de parasites, chaîne quarante-deux. J'ai tout éteint en repartant...

Je le suivais sans un mot, avec la bouche ouverte de ceux qui ne comprennent pas. Willy s'arrêta brusquement. Un nuage de fumée enroba son visage lisse.

—             La môme était assise ici, les jambes croisées à l'indienne. Et elle parlait, c'était ça le pire, elle parlait à ce putain d'écran ! Crois-moi, c'était pas une hallu ! Moi, ça m'a foutu les jetons, direct ! Tiens, regarde mes bras, mes poils se dressent encore ! Tu sais, ma grand-mère jouait avec les trucs de vaudous, les Poltergeist. J'peux te garantir que ça existe !

Je fonçai dans toutes les pièces. Rien n'avait été retourné, pas de dégâts. Les trains miniatures ronflaient dans leurs alignements de voies, le poste était fermé. Je demandai à Willy, un léger vibrato dans le timbre :

—            Et qu'est-ce qu'elle disait ? De quoi discutait- elle avec... cette télé ?

Le Black ourla ses lèvres charnues.

—      Ça risque de pas te faire plaisir...

—     Accouche, bordel !

Je passai une main sur mon front. Ruisselant. Mes mains tremblaient fort. Par-delà la fatigue, le calvaire recommençait.

—            Elle disait qu'elle y arriverait, qu'elle trouverait le moyen...

Je l'agrippai par le col de son stupide pyjama.

—      Le moyen de faire quoi ?

—     Eh ! Doucement, Man ! T'énerve pas comme ça !

—     Le moyen de faire quoi ! ! !

Il s'écarta d'un pas, bras en avant. Un mégot rougeoyant tomba sur la table basse.

—             Le moyen de te tuer ! Aussi fou que ça puisse paraître, cette gamine cherche à te buter, Man ! C'est elle qui t'a amoché l'avant-bras comme ça ?

Je m'écroulai dans le clic-clac, une grande détresse dans le cœur.

—            Ça n'a aucun sens... Aucun sens... Cette fillette est complètement cinglée...

Willy s'assit à mes côtés.

—     Elle était comme... catatonique, elle ne voyait même pas que j'étais là. Elle fixait cet écran et baratinait toute seule.

Il se frotta les épaules énergiquement, comme pour se réchauffer.

—     Va falloir que tu te méfies de tout. De l'eau que tu bois, de la nourriture que t'avales, des pas que tu fais dans les escaliers. J'ai vu les yeux de cette gosse quand elle s'est tirée. C'est le Diable en personne... Crois-moi, Man, je sens ces choses-là...

Il parlait sérieusement, avec gravité, tandis que ses doigts d'ébène caressaient ses lèvres craquelées. À nouveau ma vision se troubla. En moi, autour de moi, le mauvais air gonflait. Des mouches noires bourdonnaient dans ma tête, se fracassant avec hargne dans mon esprit. Et si cette enfant n'était pas venue par hasard? Si, d'une quelconque façon, on l'utilisait pour...