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Au fil de la descente, le peuple des insectes cavernicoles croissait. Des mouches énormes agglutinées sur des champignons. Des araignées monstrueuses, munies d'espèces de pinces. Des mites noirâtres, sans yeux. Un monde de répugnance. Le cauchemar de Vincent.

Le sol enfin, mâchoire de stalagmites et de stalactites. Une bouche humide. Le froid saisissant. Le flop languissant des gouttes. Et des gémissements lointains... Inhumains... Ils étaient là, dans la gorge du néant...

Une lueur, plus en profondeur. Des ombres qui s'étirent, les silhouettes figées des roches déchirées. J'éteignis ma torche, me cramponnai à mon arme. Loin du monde, au fond de la terre, la peur m'enveloppait.

Le goulot vira brusquement sur la droite, la lumière grandit soudain. Un puissant projecteur, accroché haut.

Des espaces qui s'écartent. Des futs de calcaire d'une nuance de pétale. Des concrétions tordues, des draperies ondulantes, des choux-fleurs minéraux. Et le vert émeraude d'un lac souterrain. La beauté cachée de l'enfer.

Je m'agenouillai dans un recoin, entre les stalagmites, flingue tendu devant moi. En léger contrebas, au bord du lac, deux hommes, face à face, attachés à des colonnes séparées d'à peine un mètre. Nus, le visage brûlant de terreur.

Des points rouges, minuscules, en mouvement sur leur corps. Je ne distinguais pas bien. Des insectes ?

Panoramique visuel. La voûte, explosion de roses, de bleus, de jaunes, jonchée de pics mortels. Des arches éclatantes, des labyrinthes rocheux, des cavités étriquées.

Alors je le découvris, de dos, assis en tailleur dans une niche surélevée... Vincent. Non, pas Vincent. Mais son usurpateur... Un large paletot sur les épaules, une capuche sur la tête... Affairé à dessiner.

Je me relevai doucement, le pied léger, progressai, tassé sur moi-même. L'un des frères m'aperçut, puis l'autre, juste après. Des fourmis... des fourmis rouges, échappées au compte-gouttes d'une boîte transparente, escaladaient leurs corps rasés. Parties génitales, nombril, torse, oreilles, elles étaient partout, affamées de chair. Certaines s'engouffraient dans leurs bouches maintenues ouvertes par un anneau de métal. Leurs poignets, chevilles, ripés de sang, tant ils avaient lutté contre leurs chaînes, tant la souffrance, le feu des piqûres devait être grand. Un calvaire abominable.

Je posai un doigt sur mes lèvres, appelant au silence. Exactement au même moment, ils se mirent à hurler.

Plus le choix ! Je fonçai, dérapai sur un film d'eau, me redressai de justesse en criant :

—     Ne bouge pas ! Lève les mains ! Lève les mains !

La silhouette frémit, sans se retourner. Les frères

gueulaient à la mort. Mes phalanges enroulaient la gâchette, mon canon pointait la capuche bruissante. Trois mètres, deux mètres... Des feuilles de papier, sous mes pieds. Noir et blanc. Femmes, squelettes, ciels d'orages. Des dessins.

—     Tourne-toi ! Lentement !

Il n'obéissait pas. Sa main lourde écrasait un fusain entre le pouce et l'index. J'approchai encore. De mon Glock, je poussai l'arrière de son crâne.

—     Tu vas te tourner, bordel ?

Alors le corps s'éboula sur le côté. Des grappes d'asticots suintèrent par ses orifices en bourgeons blanchâtres. Narines, oreilles, globes oculaires. Un cadavre... Je braquais un cadavre ! Mais alors...

Un déclic, derrière moi. Le baiser froid d'un canon sur ma tempe.

—        Amusant, non, un peu d'obscurité, quelques vers et on a l'impression que les chairs sont en mouvement. Les sens de l'homme sont tellement imparfaits.

La voix... rien à voir avec celle de Ray Charles... Tellement moins mûre, presque enfantine.

Je relevai la tête, mais un coup sur la nuque m'ébranla. Mon arme roula dans la pente.

—     Alors c'est toi, le Méritant ?

Du bout de son flingue, il me força à le regarder. Face à moi, un masque de sorcier africain, aux peintures vives, par-dessus un corps nu gonflé de muscles saillants. Taille, largeur d'épaules, épaisseur des cuisses... Carrure identique à la mienne. Rigoureusement.

—        Il faut avouer que tu t'es bien débrouillé, poursuivit-il. Surtout pour la péniche... Je voulais effectivement t'amener là-bas, à la scène du Déluge, te faire découvrir ce qui fut, durant quelques semaines, mon lieu de vie mais... tu as été plus rapide que prévu, je n'ai pas eu le temps de peaufiner les derniers détails et de nettoyer un peu.

Il fit battre ses pectoraux.

—     Sanctus Toxici... Je suppose que c'est par là que tu es remonté jusqu'à moi... Comment tu as su ?

Je me redressai sur mes avant-bras, l'occiput douloureux.

—     Mais... qui es-tu? Quel rapport avec Vincent Crooke ? Pourquoi nous avoir... trompés ?

Il appuya sur un petit bouton, derrière le masque.

—      Je n'ai roulé personne !

Sa voix devenait à présent, effectivement, celle de Ray Charles, de Vincent Crooke...

—     J'ai juste suivi le chemin qu'il n'a jamais osé suivre. J'ai agi comme il aurait dû agir, en respectant chaque point, chacun de ses défauts et de ses qualités. Jusqu'aux masques. Les masques... Je suppose que toi et ta tripotée d'analystes en avez déduit que Vincent souffrait d'un problème au visage, non? Que vous êtes stupides !

Il était fier de lui, ça sourdait de ses pores.

—     Je te vois réfléchir, tu sembles pensif, fit-il encore. Tu te demandes, hein ? Tu te dis que je suis un pauvre type battu, violé par un père alcoolique. Tu crois qu'adolescent, je torturais des animaux ou tombais en extase devant des incendies, à me branler sous mes couvertures ?

—     En partie, oui. En tout cas, tu es sérieusement perturbé.

Il ricana.

—     J'ai eu une jeunesse des plus heureuses ; je me rends à la messe chaque dimanche ; je suis sorti dans les premiers de ma promotion et je devais même terminer ma thèse de troisième cycle sur le Plasmodium, avec deux ans d'avance ! Tu le connais bien le Plasmodium maintenant, non ? Ha ! Ha ! Ha ! Mais cette thèse... Je ne la finirai pas... Mes aspirations sont différentes, maintenant... Bien plus... simples...

Il vrilla l'arme sur ma tempe.

—      Ma mère m'a choyé, mon père aurait voulu m'ai- mer, mais il n'a jamais pu. Des saloperies, dans sa tête. Des tas de cauchemars, des montées d'angoisse, le repli sur soi. Je me souviens, plus jeune, il mettait souvent des masques, à la maison, des masques de clown avec de grands sourires, mais... mais ce n'était que pour dissimuler sa détresse... Pour ne pas nous faire ressentir son mal-être, pour cacher ses yeux, chaque jour gonflés de larmes. Tu ne peux pas savoir à quel point je l'admire pour ça.

Le fils... Il était le fils de Vincent Crooke... Quel âge pouvait-il avoir ? Vingt-deux, vingt-trois ans ? Il serra plus fort sa crosse.

—      Ça te troue le cul tout ça, hein ? Mon père s'est suicidé il y a quatre ans. Je me rappelle encore, à son retour de chez Maleborne, l'hypnotiseur. Il portait le masque blême de Pierrot, ce masque d'une tristesse effroyable, qu'il n'a plus quitté jusqu'à sa mort. Ce soir-là, il nous a tout raconté. Cette enfance, à laquelle je t'ai initié... La beauté de sa mère, sa folie, son dégoût des hommes. Les agressions, les moqueries. Il nous a commenté chacun de ses dessins, ceux qui sont ici, sous tes pieds ou que j'ai volontairement abandonnés dans la péniche... Je voulais que tu apprennes à connaître mon père, progressivement, que tu reconnaisses son calvaire. Que tu comprennes pourquoi ces gens ont été punis. Ils le méritaient, tous ! Ils connaîtront la profonde signification du mot souffrance.