— Mais... Pourquoi la fille des Tisserand ? Elle était innocente !
— Ces deux médecins ont privé mon père de l'être qui comptait le plus pour lui. Je voulais leur rendre la pareille, à ma façon... Et puis... Elle était plutôt bonne...
L'un des frères hurla. Du fond de son masque, l'homme dégorgea un rire ignoble.
— Ha ! Ha ! Ha ! Ecoute-les ceux-là ! Si tu les avais entendus supplier ! Je vous en prie, monsieur ! Pitié ! Pitié ! Et patati et patata ! Ils étaient pourtant plus entreprenants quand ils ont traîné de force mon père ici, qu'ils lui ont avoué qu'ils le laisseraient crever comme un chien ! Il n'a jamais glissé, comme ils l'ont prétendu. Ils voulaient le tuer ! Le tuer, tu m'entends ? Hein ! Les gars ? C'est bien ça ? Je ne me trompe pas ?
— Qu... qu'est-ce que tu leur as fait ?
Il agita sa longue tête en bois.
— Wasmannia auropunctata. Des fourmis urticantes d'Amérique du Sud, extrêmement agressives. Elles adorent piquer les yeux et les parties génitales, et pénètrent volontiers dans les endroits à l'abri de la lumière. Une bouche par exemple. Leur poison finira par les occire, à petit feu. Un long... très long supplice... À la hauteur de leur méchanceté.
Je désignai le cadavre, dont les orbites plongeaient dans les miennes.
— Et lui ?
Le masque oscilla, comme une marionnette folle.
— Cette merde ? Tu n'as pas deviné ?
— Ton grand-père... Tu as aussi assassiné ton grand-père...
— Il les a abandonnés à leur triste sort comme de vieilles chaussettes. Veux-tu que je t'explique ce que je lui ai réservé ?
— Tu ne t'en sortiras pas ! On sait qui tu es, toutes les polices du pays sont à tes trousses. Ce n'est plus qu'une question d'heures.
Il approcha sa figure de bois de mon visage, me couvrit de la tiédeur de son haleine.
— Etrange, dit-il en pressant le canon sur mon front. Tu es venu seul ici. Je m'attendais plutôt à l'armada.
— Je voulais Vincent, là, face à moi. Et j'y découvre son fils. Je ne te cache pas ma déception... Ces crimes sont les tiens, uniquement les tiens ! Ils n'ont rien à voir avec ton père !
La face de sorcier se figea brusquement.
— Non, tu n'imites pas ton père ! poursuivis-je en essayant de planter de l'assurance dans ma voix. Il portait des masques pour cacher ses émotions et vous protéger ! Toi, tu te dissimules derrière parce que tu as honte de ce que tu fais, tu n'oses pas affronter le regard de tes victimes ! Pourquoi avoir violé Maria Tisserand par-derrière ? Pourquoi ce bandeau, sur les yeux de sa mère ? Avec le miroir au plafond, ils te voyaient sans te voir, tu cherches à te déculpabiliser de tes actes ! Tu as peur du jugement de Dieu, je me goure ?
— Arrête !
— Quel dilemme, n'est-ce pas ? Croire en Dieu d'un côté, et buter des gens de l'autre. L'enfer ou le paradis ? L'enfer pour toi, sans aucun doute ! Non, tu ne venges pas ton père. Tu salis sa mémoire ! Tu assouvis un besoin de défier, de torturer ! Tu n'en saisis pas la raison, peut-être prends-tu même du plaisir et c'est ce qui te fait le plus mal. Tu n'es pas différent d'un Ted Bundy ou d'un Francis Heaulmes. Une pourriture. Tu es la pire des pourritures !
Le canon, sur mon œil gauche. Le souffle de ses narines, court, saccadé. Il allait appuyer. Ma femme, ma fille... Toutes proches... Un dernier sursaut.
— Attends ! Je t'en prie ! J'ai... j'ai une dernière question ! Tu peux au moins m'accorder ça ! Une dernière question !
— Pourquoi je le ferais ?
— Je... je suis le Méritant, j'ai compris l'histoire de ton père, j'ai ressenti sa souffrance... Tu me dois bien ça... Je t'en prie...
Il jouait cruellement avec le silence.
— Je t'écoute...
Je me relevai davantage, sur les genoux.
— Le parc de la Roseraie... Comment tu as su pour le message, sur le frêne ? Je n'en ai jamais parlé à personne.
Derrière son masque, il sembla réfléchir.
— De quoi tu parles ?
— J'aimerais savoir, avant de rejoindre ma famille... S'il te plaît... Pourquoi avoir lacéré ce que ma femme et moi avions gravé sur le vieil arbre ?
— Je n'ai jamais détruit de tronc ! Je ne t'avais jamais vu avant ! Tu peux me croire, je ne te mentirais pas dans ton ultime instant ! Tu as fini ? T'es prêt à moisir en enfer ?
— Tu... tu m'y rejoin... dras... très... bientôt...
Il y eut un bruit, derrière lui. Des claquements de pas... Mes pupilles frémirent, par-dessus son épaule. La petite, là, à quelques centimètres !
— Non ! Va-t'en ! Va-t'en ! Je ne veux pas que tu assistes à ça ! ! !
Surpris, le criminel hésita un dixième de seconde. À la force des mollets, je me propulsai sur le côté, hors de son champ de vision restreint.
Il tira une fois, trop haut, peinant à tourner sa lourde tête de bois. Je lui expédiai mon pied dans son flanc, il grogna, tira, encore et encore, à l'aveugle... Des stalactites se décrochèrent, poignards acérés. Les frères beuglaient encore, de peur, de douleur.
Je me ruai sur l'homme, il m'agrippa au cou, tous muscles bandés. La pente nous aspira, nos corps roulé- rent, brisant les stalagmites les plus fragiles, butant sur les autres. Il cogna, de toute sa rage. Côtes, poitrine, nez. Giclées de sang... Puis pesa de tout son poids sur moi. Ses pectoraux qui saillent, et son halètement, toujours... Plus d'air !
Je me débattais de toute ma hargne, mais mon dos restait plaqué au sol. Mouvements vains, il était trop lourd, le dénivelé m'empêchait de me relever... J'agonisais...
Soudain, deux pieds, juste devant mon nez. Deux petites chaussures rouges, dont l'une propulsa une stalactite brisée dans ma main. Je repliai mes doigts sans force. Un dernier geste...
Je brandis le pic et, gueulant tout mon saoûl, le lui plantai entre ses omoplates, jusqu'à sentir la chaleur de sa chair, entendre le son rauque de son dernier râle.
Il s'écroula sur moi, avec la mollesse terrible d'une bête abattue.
Je me redressai, lentement, les mains sur la gorge, crachai, pleurai presque, de ces larmes froides, sans vie.
La fillette se jeta dans mes bras, je pus sentir le parfum de ses cheveux, percevoir les battements de son cœur. Elle vivait. Et elle venait de me sauver la vie.
— J'ai une dernière chose à faire... murmurai-je en la posant doucement.
— Vas-y, mon Franck... Vas-y...
Je m'agenouillai près du corps inerte, ce corps si jeune, dans la force de l'âge, et le retournai.
Le masque africain pâlissait dans l'éclat blanc du projecteur, ses traits figés effrayaient, rappelant le terrible courroux d'un vieux sorcier vaudou.
Avec précautions, je retirai la lanière de cuir, à l'arrière du crâne. La parure glissa alors sur le côté, presque au ralenti, dévoilant un très joli visage, aux traits purs... Le visage d'un enfant qui aurait pu être mon fils.
Ce fils que je n'ai jamais eu, cette fille, que je ne verrai jamais grandir. Cette femme chérie, qui ne vieillira que dans mes souvenirs... Toutes les deux, je vous aime tellement.
Et je pressai l'enfant contre ma poitrine. La petite fille au cœur à droite...
Chapitre trente-trois
Veyron. Un bon chocolat chaud, dans cet unique troquet, sous ce même étau de pluie, au cœur de cet orage dont la fureur semblait croître des entrailles de la terre. Au creux des montagnes, le noir du ciel écrasait la moindre lueur d'espoir. Tout était fini.
Les secours avaient évacué le corps de Jérémy Crooke pour la morgue, mais son unique tombeau aurait dû, en définitive, rester cette grotte lugubre et glaciale.