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Les frères Ménard avaient résisté au poison des fourmis, ils vivraient, mais à quel prix ? Leurs nuits trembleraient de cauchemars et de réveils furieux, avec pour seul goût sur la langue celui de la terreur. Quant aux habitants de La Trompette blanche... Dieu les bénisse...

La fillette se tenait là, face à moi, un nouveau livre de Fantômette entre les mains. De temps en temps, elle relevait ses beaux yeux noirs, me souriait avec une infinie tendresse avant de se replonger dans sa lecture. Je me levais, elle se levait, je buvais, elle me regardait, comme nourrie de chacun de mes gestes. Elle devenait mon ombre, mon soleil, ma vie.

Je ne lui posai pas de questions, pas encore, tout au moins. J'acceptais juste sa présence, dans l'instant, sa présence chaleureuse et frigorifiante, dangereuse et terriblement enivrante. Elle me donnerait des explications. Bientôt.

Je pris la route pour Grenoble où je comptais louer une chambre d'hôtel avant ma remontée vers la capitale. C'était ça, ma vie. Arpenter la pluie.

Un perpétuel recommencement, jalonné de traque et de tristesse. On en arrêtait un, dix autres le relayaient, engendrés par la veine intarissable du mal. Oui, je me sentais triste, mais maintenant elle était là, à mes côtés. Rien que pour moi. Je m'écoutais cogiter, voyais les gens me dévisager bizarrement... Je me dis que, quelque part, je devais devenir fou. Une bien douce folie...

Dans ma descente vers la ville, de grosses gouttes battaient mon pare-brise, mes phares n'éclairaient qu'un crachat saumâtre. Mes yeux plongèrent vers la combe.

Prends garde à ce ravin, Franck. Je sais que plus rien ne te retient ici-bas, maintenant. Mais ne fais pas de bêtises, d'accord ?

Nous t'attendrons le temps qu 'il faudra. Eloïse aussi patientera. Il le faudra bien, même si c 'est difficile.

Je secouai la tête, plissai le front. Sur le siège passager, la gamine s'agitait. Du bout du pouce, elle tournait les pages de son livre à toute vitesse.

La route ! Prends garde à la route !

Un parapet, devant. La violence d'un virage... Mes freins crissèrent, mes pneus réussirent de justesse à accrocher la route... Le soulagement de l'ultime braquage.

—     Il était moins une, hein ? poussai-je d'une voix blanche.

—     Moins une pour quoi ?

—     Pour qu'on tombe dans le vide, pardi !

—      Tu sais, moi je n'aurais pas senti grand-chose...

Un sourire timide chassa mon angoisse.

—             Tu... tu penses repartir quand ? Je veux dire... là d'où tu viens ?

—             C'est pas moi qui va partir. C'est toi qui vas m'accompagner.

Brusquement, son visage s'obscurcit, ses yeux s'assombrirent plus encore, transpercés de ténèbres. Les pages de Fantômette tournaient seules, à un rythme fou, tandis que ses cheveux s'électrisaient dans l'air.

—             Tu dois m'accompagner, Franck ! Dans l'autre monde ! Il est l'heure !

La pente grandissait, le frein moteur gémissait.

—             Tu... Tu restes à ta place, OK? ordonnai-je en tendant un bras dans sa direction. Ne bouge surtout pas de là ! Ce monde-ci me va très bien !

Elle se dressa sur son siège, pareille à un cobra.

—      Tu n'as pas le choix ! Il est trop tard !

—             Mais pourquoi ? Qu'est-ce que tu attends de moi, bon sang ?

Elle s'abattit sur mon volant.

—     Non ! Arrête ! ! !

La voiture changea brusquement de direction. Le dernier flash qui illumina mon existence explosa dans un grand feu d'étincelles...

Chapitre trente-quatre

La lente respiration des organes. Le grondement chaud du sang, quelque part, dans ses tunnels serrés. Boum boum... Boum boum... Le feulement de l'air, dans ma gorge. Une pulsation de paupières... Le grand éclair blanc du jour. Et les espaces fermés d'une chambre d'hôpital.

Après mon réveil, ce fut Leclerc qui s'approcha le premier, suivi de deux hommes dont l'un en blouse et l'autre en costume sombre.

—      Content de te revoir parmi nous, Shark !

Je portai une main à mon crâne. Un bandage me le comprimait.

—      Que... que s'est-il passé ?

Le médecin poussa sur ma poitrine, alors que j'essayais de me redresser un peu.

—     Votre véhicule a percuté un parapet et s'est encastré dans un rocher, à quelques centimètres d'un ravin. Votre tête a tapé violemment la vitre passager. Vous avez eu une chance phénoménale de vous en être sorti avec si peu de séquelles. Vous n'avez qu'un traumatisme crânien minime.

Par la fenêtre, les cimes enneigées resplendissaient sous le soleil.

—     Je... je suis resté inconscient combien de temps ?

—            Une vingtaine d'heures... Vous vous êtes réveillé dans l'ambulance et comme vous étiez très agité, nous vous avons administré un sédatif. Vous vous trouvez au CHR de Grenoble...

Je m'abandonnai un instant, transpercé par une immense fatigue. Tout me revenait en mémoire... L'orage, la gosse sur mon volant, le parapet...

Après m'être massé les tempes, je m'enquis, désignant l'homme à la cravate :

—     Et qui est ce monsieur ?

L'intéressé s'approcha, les mains dans le dos.

—      Docteur Reeve. Je suis psychiatre...

Je fronçai les sourcils.

—             Encore un psy ? J'avoue que je ne saisis pas bien.

Reeve se racla la gorge.

—            Le docteur Flament, qui vous a accompagné à La Trompette blanche, nous a fait part de vos... hallucinations. Cette... petite fille aux chaussures rouges et à la robe de chambre bleue. Je suis ici pour que nous en discutions.

Un feu de colère empourpra mes joues.

—      Quoi ? C'est... c'est du délire !

Il ne perdit pas son aplomb.

—            Essayez de garder votre calme, commissaire. Je ne suis pas venu ici pour vous agresser, mais simplement pour parler un peu.

Je voulus m'emmurer dans le silence, mais ne pus m'empêcher d'exploser.

—            Mais... Que voulez-vous que je vous explique ? C'est inexplicable ! Oui, il y a une môme qui apparaît quand bon lui semble ! Elle s'installe chez moi, observe mon réseau de trains, dans le salon ! Elle lit des livres que ma fille lisait ! Elle prétend communiquer avec elle ! Mais... Que vous dire d'autre ? Personne n'a l'air de la voir, c'est ça le pire ! Il n'y a que moi et Willy !

—     Votre voisin, c'est bien ça ?

—             Oui. Demandez-lui ! Et vous verrez que je n'ai pas d'hallucinations ! Bon sang ! J'étais bien le dernier à croire aux fantômes !

Leclerc s'approcha du lit, la mine fermée.

—     J'ai... j'ai fait vérifier certaines choses...

—             Commissaire... Me dites pas que... Vous non plus...

Il baissa le regard et le releva aussitôt.

—             L'appartement de ta voisine guyanaise n'a jamais été habité après sa mort. Tu n'as pas de voisin qui s'appelle Willy. Tu es seul à ton étage.

Cette fois, je me redressai avec force.

—             C'est pas possible ! ! ! Mais ! Comment vous pouvez raconter des conneries pareilles ?

—            Je ne raconte pas de conneries... Ce Willy t'a-t-il déjà proposé d'entrer chez lui ? Peux-tu me décrire l'intérieur de son logement ? Et son métier, c'est quoi ? Il est étudiant, ouvrier ? Vas-y !

—     Commissaire ! Mais...

—            La... la porte de ton domicile était entrouverte. Ça t'arrive souvent, ce genre d'oubli ?

Je me pris la tête dans les mains.

—            Du coup, Polo a cru bon de vérifier qu'on ne te cambriolait pas, il est allé jeter un œil chez toi... II... a retrouvé deux couteaux, sous la table de cuisine. L'un avec de la sève d'arbre sur le manche, mais l'autre... avec du sang séché... La blessure, sur ton bras... Ce n'était pas une boîte de conserve... Je crois que tu t'es coupé tout seul...