Je le dévisageai.
— Comment osez-vous ! ! ! C'est une farce ou quoi ?
— Il n'y a pas que ça... Le Franck Sharko que je connaissais n'aurait jamais passé quelqu'un à tabac, comme tu l'as fait avec Patrick Chartreux. Ce Franck Sharko-là avait des principes.
— Je...
— Tu parlais souvent aux collègues de ton réseau de trains dans ton salon, de tous ces petits personnages, des locos électriques, des vapeurs vives ! Mais il n'y a rien chez toi ! Que des emballages de rails entassés, par douzaines, même pas ouverts !
Il tendit ses paumes au ciel.
— Rappelle-toi aussi, je t'avais parlé d'absences, quand tu avais rencontré l'inspecteur de l'IGS. Tous ces signes... Ces tas de boîtes vides de médicaments, chez toi. Antidépresseurs, stimulants, somnifères...
Il se retourna brusquement, la tête dans les épaules.
— Merde, Franck ! Je suis désolé... Tu ne peux pas savoir à quel point... Dire qu'on ne s'est rendu compte de rien...
Mes lèvres tremblaient. Les mots ne venaient plus. Brouillard. Malaise. Frissons. Soudain, deux doigts apparurent, derrière la tête du psy, imitant des oreilles de lapin.
— Yo, Man ! Y paraît que tu te payes des frayeurs ?
J'expirai longuement.
— Willy ! Oh ! Willy ! Aide-moi à démêler ce sac de nœuds ! Ils me prennent pour... je ne sais quoi ! Un taré ! Explique-leur pour la fillette ! Tu l'as vue toi aussi ! Dis-leur que je ne suis pas fou !
Il pompa un grand coup sur sa cigarette et dispersa un vaste nuage de fumée.
— N'écoute pas ce qu'ils racontent, Man. Ils veulent juste t'embrouiller. Mais moi je suis là pour t'ai- der. Tu m'appelles, je viens.
Je plaquai mes mains sur mon visage.
— Oh non ! Ils ne te voient pas non plus... Seigneur...
Et, tandis que Willy jouait le pitre, tandis que la môme arrivait, derrière lui, les yeux pleins de chagrin, comme pour se faire pardonner, deux voix continuaient à entrer en moi, lointaines, très lointaines.
Deux voix que je n'écoutais plus. Celle de Leclerc et de l'homme en costume...
— Docteur... Qu'est-ce qui lui arrive ?
— Seule une analyse approfondie nous le dira... Je ne préfère pas trop m'avancer.
— S'il vous plaît...
— D'accord... À première vue, et au regard de ce que vous-même et le docteur Flament m'avez raconté, son cas laisserait penser à une schizophrénie paranoïde, caractérisée par une richesse de productions délirantes et hallucinatoires.
— L'un de nos meilleurs flics, un schizophrène ? Mais c'est impensable ! Il vient de mener l'une des enquêtes les plus éprouvantes de sa carrière ! Pas un n'aurait réussi aussi bien !
— Il existe plusieurs formes de schizophrénie, plus ou moins violentes. Certains malades, notamment les schizoïdes paranoïdes, peuvent parfaitement continuer leur activité socio-professionnelle et sont loin d'être des malades mentaux. Cette pathologie n'affecte aucunement l'intelligence. Elle s'installe parfois si lentement que la famille, et même le sujet atteint, peuvent mettre longtemps à se rendre compte que quelque chose cloche. On appelle cette forme de dégradation lente schizophrénie de survenue graduelle.
— Mais... Il a plus de quarante-cinq ans ! Pourquoi ses hallucinations sont-elles apparues si tard? Elles sont liées à la disparition de son épouse et de sa fille ?
— Entre autres. Sans oublier les facteurs du quotidien. Stress, tensions, pressions, renfermement sur soi et solitude. Cette enquête l'a aussi fortement affecté, je suppose ?
— Oui...
— Outre ces facteurs, on soupçonne même la génétique. Mais tout ceci reste très flou. Quoi qu'il en soit, son esprit s'est progressivement fracturé, le rendant incapable de dissocier le fictif du réel. Ça a commencé de manière très anodine, avec les locomotives, où il s'est recréé un univers qui lui était familier, une espèce de cocon protecteur, de pépinière à souvenirs. Ces petits trains devaient lui rappeler sa gosse, les agréables moments passés avec elle. Inconsciemment, il voulait la ramener à lui.
— C'est évident, oui...
— Alors les personnages fictifs sont apparus et, peu à peu, se sont immiscés dans sa vie. Probable qu'au départ, ils ne se manifestaient que ponctuellement. Au détour d'un couloir, dans la rue, la cuisine, la chambre. Juste l'impression d'une présence. Puis leur emprise a grandi. Ils le distraient, lui parlent, commencent à l'accompagner dans ses sorties avant de disparaître inopinément. D'ici quelque temps, ils ne le lâcheront plus, le troubleront, accapareront toute son attention.
— Et... ce coup de couteau, sur son bras ? Et l'accident de voiture ? La maladie, là aussi ?
— Apparemment, l'un des deux personnages, la gamine, est dangereux, et c'est ce qui m'inquiète le plus. Ça peut aboutir à des mutilations ou des tendances suicidaires. La fillette est la projection de ce qu'il a au fond de lui, dans son inconscient. Cette volonté, peut-être, de rejoindre sa famille. En passant par le suicide.
— Nom de Dieu... Est-ce qu'on retrouvera le Franck Sharko d'autrefois ?
— Pour s'en sortir, il devra comprendre que ces êtres sont fictifs, qu'ils sont le pur fruit de son imagination. Il y parviendra en se rendant compte de leurs erreurs, des situations impossibles dans lesquelles ils se retrouveront. Par exemple, les fictifs accompagnant les schizophrènes ne vieillissent pas, changent rarement de tenue, fument des cigarettes qui ne se consument jamais. S'il se rend à la piscine, seront-ils capables de nager ? Il leur posera ces questions-là, ils devront se justifier et peut-être les piégera-t-il... C'est une dure lutte contre lui-même qui l'attend.
— Combien de temps ? Combien de temps cet enfer va-t-il durer ?
— Le cerveau ne peut pas se guérir lui-même, malheureusement. Il devra suivre une cure psycho-sociale, avec soutien psychothérapeutique et médication adéquate, à base d'antipsychotiques, qui atténueront voire effaceront les hallucinations. En moyenne, l'amélioration de son état nécessitera quatre à six semaines. Il faudra encore une période de trois mois au moins pour ajuster la posologie et éventuellement la modifier, avec le minimum d'effets secondaires. Suivant les cas, le traitement peut s'étendre sur plusieurs années. À vie, même, parfois...
— Merde... C'est pas vrai... C'est pas vrai...
Je sentis soudain la chaleur d'une main, sur mon épaule. Leclerc s'installa sur le bord de mon lit, alors que Willy faisait encore le clown, agitant ses cheveux en spaghetti comme un hard-rocker déjanté.
— Je ne te l'ai pas encore dit, mais t'as vraiment assuré avec Jérémy Crooke, me confia le divisionnaire d'une voix un peu fébrile. Je n'en connais pas deux qui auraient pu assurer comme toi.
J'acquiesçai, lentement, la nuque posée sur mon oreiller.
— Et son père, Vincent, qui était-il vraiment ?
— Il a eu Jérémy très jeune, fit Leclerc, à seize ans, avec une femme qu'il ne quittera plus jamais. C'était quelqu'un de très simple, qui gagnait sa croûte chaque jour dans une usine de textile... Mais avec de gros problèmes affectifs. Dépressions à répétition, tristesse permanente. D'après son épouse, il portait très souvent des masques joyeux, pour donner une illusion de bien- être... Au fond de lui, même sans savoir, il ne voulait sans doute pas imposer à ses proches de revivre ce qu'il avait subi plus jeune.