Avec un calme de pierre tombale, le théologien ballottait son verre devant lui.
— Eclaire-moi encore, Paul. Qu'as-tu décrypté d'autre ?
— Je n'ai pas décrypté, j'ai juste constaté. Il semblerait donc que ton comique se soit inspiré du dernier livre de la Bible, l'Apocalypse selon saint Jean. Connais-tu ce recueil ?
— Juste de nom... 666, le chiffre de la Bête. La fin des temps.
Paul sollicitait largement le langage des mains. Roulements, balayages, brassées d'air.
— Il évoque la Courtisane, ensuite une trompette... Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra. Il m'est impossible de résumer ce scénario profils et chaotique que constitue l'Apocalypse, mais, en gros, sept trompettes préviennent les sept Eglises d'Asie Mineure que des fléaux vont se répandre sur la terre. À chaque coup de trompette, un fléau... Quant à l'onde deviendra rouge, on pourrait, à l'extrême, faire une analogie avec le châtiment réservé à Satan, jeté par ses propres disciples, après mille ans de règne, dans un puits qui se remplit de lave. Une onde qui devient rouge...
Les bizarreries que Paul dévoilait me procuraient un plaisir dangereux, le froid curieux ressenti par l'avaleur de sabres.
— Sept fléaux, sept Eglises... Toujours ce chiffre, constatai-je en fronçant les sourcils. Nous avons découvert sept papillons, auprès de la victime. Des sphinx têtes de mort. Que symbolise ce chiffre ?
— La perfection, l'excellence, le renouveau. C'est le chiffre attribué aux qualités de Dieu, supérieur au six, chiffre de la Bête. Il est cité à maintes et maintes reprises dans l'Apocalypse.
— Tout ceci semble assez décousu.
— Je t'avais prévenu ! C'est un texte de codes secrets, de messages cachés. Tout est en profondeur, derrière les mots. Cet autre message, entre tes mains, possède cette force. Cette prophétie contient la juste dose d'indices pour te faire avancer, mais pas trop vite. Et notre prophète veut que tu progresses à l'allure qu'il te donne.
Je roulai des trapèzes, assouplis ma nuque fatiguée et priai mon ami de me resservir un fond de brandy. Il en profita pour remplir son verre.
— Parle-moi de ces sept fléaux.
— Le déluge de grêle et de feu, qui détruit un tiers de la terre... Le tiers des animaux marins qui meurt... Le tiers de la lune, du soleil et des étoiles pulvérisé... Un astre qui tombe du ciel, éliminant un tiers des eaux de source... Des nuées de sauterelles qui s'abattent sur les hommes et les torturent... Un autre tiers d'hommes réduit en poussière... Et, finalement, les éléments qui se déchaînent...
— Saint Jean ne manquait pas d'imagination.
— Imagination à demi. La peur du ciel qui tombe sur la tête a balayé toutes les pensées, des Celtes à nos plus éminents astrophysiciens. Note aussi que ton homme parle de déluge. Sous le déluge, tu reviendras ici. Fait-il référence au Déluge du livre de la Genèse ? À la destruction de toute vie sur terre, hormis les espèces de l'Arche ? Tout est si flou...
Paul enfourna du tabac dans sa pipe, dévala la terrasse et s'enfonça dans la forêt. Sa voix se perdait loin dans les noirceurs.
— Suis-moi, Franck. Discutons un peu de ton affaire. Raconte-m'en davantage. Les papillons, cette morte... Ton monde de sang me fascine...
Nous empruntâmes une allée de cailloux qui s'enfouissait au cœur des géants de bois, où l'obscurité grossissait sous chacun de nos pas.
Dans un échange de bons procédés, je lui expliquai la découverte dans le confessionnal, la position du cadavre, les premiers résultats de l'autopsie, les symboles sur le calque déniché dans le tympan...
Paul restait silencieux, je ne distinguais plus que l'ombre de son ombre, l'écho de sa présence.
Alors, au rythme de notre progression ralentie, je continuai à raconter... L'affaire... Ma vie, ma solitude, mes peurs... Paul avait connu ma femme, bien avant son enlèvement. Il ne l'avait pas reconnue après. On ne peut cacher ce que révèle le regard. À l'époque, j'avais discerné dans le sien l'absence d'un éclat, de cette petite étincelle qui ne s'allumait plus quand il venait nous rendre visite. De la pitié... Il avait éprouvé de la pitié...
Il m'encouragea à parler encore, à me confier à cette nature ouverte et compatissante qui savait me comprendre...
Et je parlai, parlai, parlai...
Une fois de retour à la lumière, je séchai une larme, gêné, amoindri, affaibli. Paul me versa un verre de jus de fruits frais.
— Voilà une dimension des arbres que je voulais te faire découvrir. Ils fournissent de l'oxygène, ce qui exacerbe ton cerveau. Rapproche-toi d'eux, chaque fois que tu en ressentiras le besoin... ils t'écouteront...
J'engloutis mon verre, respirai à poumons déployés le souffle des bois avant de solliciter un dernier service. Paul me prêta donc une échelle que j'amarrai à ma galerie. Direction le tympan de la Courtisane.
Lorsque je saluai Legendre, il posa le bras sur mon épaule et m'avisa :
— Prends garde, Franck. Si je ne me suis pas trompé et que tu trouves effectivement la deuxième moitié de code derrière le tympan, alors tu es le Méritant. Ensuite, des deux moitiés, le Méritant tuera l'autre Moitié de ses mains sans foi... Ton tueur s'y croit vraiment. Il ira jusqu'au bout de sa mission.
D'un bras ferme, il me força à le regarder en face.
— Tu n'es pas croyant, Franck, n'est-ce pas ?
— Je l'ai été, mais désormais mes mains sont sans foi...
En claquant la portière, j'ajoutai :
— Les personnes que j'aimais le plus au monde sont parties sous mes yeux. En quoi pourrais-je encore croire, aujourd'hui ?
Chapitre sept
Je traçai au travers des quartiers somnolents de la banlieue, dans cette brume chaude d'asphalte, les yeux piquant de fatigue et d'appréhension. Vers quel sombre dénouement allait m'entraîner ce jeu de pistes ? Une autre victime ? Cette fameuse Moitié ? Mon esprit bouillonnait de mille interrogations, tant perdu dans les versets bibliques que dans les méandres du rapport d'autopsie. Le visage de l'assassin restait muet. Que cherchait à prouver cette volonté meurtrière qui, de par ses agissements réfléchis, ses folies dissimulées, faisait preuve d'un tout relatif raffinement ?
Au volant de ma voiture, à arpenter la nuit, je me sentais léger, soulagé. Cette affaire arrivait au bon moment. Patrick Chartreux, dents cassées sous nez broyé, ne représentait que la partie visible de mon iceberg intérieur. Pour être franc, cette femme, rasée des pieds à la tête, mutilée sous ses chairs, avait sauvé un flic en dérive. Au plus profond de moi-même, dans la maison de Dieu et sous le regard du Christ, je l'en avais remerciée...
Sur les hauteurs, le clocher de l'église se décrocha de cette traînée blanche d'étoiles. Mon cœur battit plus vite lorsque je calai mon échelle sur la façade, puis grimpai jusqu'à atteindre le tympan de la Courtisane. Trois zonards imbibés me demandèrent si j'allais bien avant de m'expliquer, dans leur langage, qu'il y avait plus simple pour s'approcher du paradis. Ils disparurent derrière un angle de rue, à généreuses gorgées d'insultes. Jeunesse décadente...
Face à moi, ébloui par le faisceau de ma torche, Jésus, assisté de sept anges, encore sept, implorait le ciel. Après avoir enfilé un gant en latex, je glissai mes doigts dans les interstices de la sculpture, fouillai avec minutie dans les fissures. Rien, hormis de la pierre fracturée. Je palpai encore, les lèvres pincées, perché sur la pointe des pieds. En plus de me trouver ridicule, je commençais à me décourager. À l'évidence, je m'étais lourdement trompé. Sauf que... mes phalanges croisèrent soudain une forme cylindrique, longue de quelques centimètres. Le tube en étain ! Paul avait su, encore une fois, déverser de l'adrénaline dans mon corps.