FRANCK THILLIEZ
Deuils de miel
Chapitre premier
Un an… Un an depuis l'accident.
Un moment d'inattention. Une seconde. Même pas. Une pulsation. Bordure de nationale. Une crevaison. Je me baisse, ramasse un boulon échappé sous le châssis. Me relève. Trop tard. Ma femme court au milieu de l'asphalte, ma fille au bout de ses doigts. Un véhicule qui surgit, trop vite. Bleu. Je vois encore ce bleu trop saillant, alors que je m'élance en hurlant. Le crissement des freins sur la chaussée détrempée. Puis, plus rien…
Un jour, on réapprend à vivre.
Et, le lendemain, tout fout le camp…
Devant moi, au creux des remparts de Saint-Malo, un type déambule tranquillement, les cheveux à l'air, le teint flatté par les rouges d'un crépuscule flamboyant.
C'est lui, je l'ai reconnu sans l'once d'une hésitation. La France n'est pas assez grande, il faut que je croise sa route, au terme de mes congés. Celui qui leur a arraché la vie.
Le chauffard.
À cet instant, quelque chose craque en moi. Une déchirure abominable…
Dire que je pensais qu'elle allait mieux, ma Suzanne, après six années de traitements abrutissants et de cris dans la nuit. Le traumatisme de son enlèvement[1] semblait s'essouffler, elle savait sourire à nouveau, au moins à mes yeux, avait réappris les choses simples de la vie. Se laver, s'habiller, s'occuper un peu de notre petite Éloïse. Bien sûr, ce n'était plus la combattante d'autrefois, tellement lointaine parfois, si décrochée de la réalité et dépendante d'autrui. Sans cesse à arpenter la frontière de la folie. Mais j'avais perçu dans ses yeux le renouveau, la soif de vivre surpassant celle de partir.
Suzanne… Pourquoi t'es-tu lancée sur une nationale avec notre fille ? Quel démon s'est emparé de toi, en ce triste matin d'automne ?
Ces questions, je les ai ressassées des centaines et des centaines de fois. Un livre, qu'on ne referme jamais…
Devant, l'homme, Chartreux, il s'appelle Patrick Chartreux, s'adosse sur la vieille pierre et sort son téléphone portable. Il se retourne brusquement vers moi, je détourne la tête et simule un intérêt soudain pour le grand large. L'onde tranquille, ses bateaux paisibles. Je ne sais pas comment réagir. Une haine grandissante me brûle la gorge et je me sens capable d'une connerie. Mes poings se crispent, tandis que Chartreux s'engouffre dans un bar branché. Le voir disparaître me soulage. J'aurais pu repartir, l'oublier. Alors, pourquoi me suis-je décidé à l'attendre, grillant clope sur clope ? Pas bon signe…
Le front perlant, les mains moites, j'ouvre et ferme mon portefeuille d'un geste nerveux. Ma carte tricolore de flic occupe à nouveau son emplacement. Après tant d'années loin du pavé et des traques, j'ai repris le métier. Quitter le Nord, son ciel bas, ses souvenirs trop blessants. Puis retrouver la Grande Pieuvre, ses rues surpeuplées, cette vie de dingue au 36. Leclerc, mon divisionnaire, m'a mis plusieurs fois à l'épreuve ces six derniers mois et je n'ai pas failli. Il pense avoir retrouvé le commissaire d'antan, sa hargne au combat. Il a sans doute raison. Jamais cette hargne n'a été aussi grande…
Le commercial friqué sort enfin, fringant dans son costume de marque. Il hume l'air iodé, réajuste son col de chemise griffée avant d'attaquer sa marche. Des flashs me fracassent l'esprit. Sa tête de vainqueur, au procès. Ses faux airs de compassion. Ses larmes simulées. Trente kilomètres au-dessus de la moyenne, deux existences volées et une si petite punition ! À l'époque, des bras avaient su m'empêcher de le démolir. Plus maintenant. J'accélère le pas et me rapproche de lui…
Bifurquer dans une ruelle déserte restera très certainement sa plus grande erreur. Son corps ploie sous le feu de ma colère, tandis que mes chéries hurlent là, dans ma tête… Encore et encore… Je me relève, tremblant, le visage dans l'ombre. Mes yeux sont gorgés de sang et de sueur…
Qu'est-ce que j'ai fait ?
Je m'enfuis subitement et précipitamment vers ma voiture. Contact. Autoradio à fond. Direction l'autoroute… Curieusement, je n'éprouve aucun soulagement… pitoyable… Sur le volant, mes mains tremblent fort.
Sous la traînée des astres, je quitte les douceurs océanes pour les forges rougeoyantes de la capitale. L'étau de chaleur qu'aucun souffle ne daigne apaiser ne se desserre plus, même la nuit. Alors je souffre en silence, transpercé par une grande brûlure dévorante… La brouette d'acier qui me sert de véhicule bougonne mais me transporte quand même à bon port…
L'Hay-les-Roses… Mon immeuble… Sa solitude acide…
Là-haut, au troisième étage, se déroulent des rubans teigneux de marijuana. Un raccourci osé qu'a trouvé mon voisin de palier, un Rasta solitaire, pour ramener à lui l'exubérance de la Guyane. Sa grand-mère et moi étions liés d'une amitié sans frontières. Elle aussi, dans ses grands ensembles de madras, a disparu dans des conditions abominables.
L'Ange rouge a décidément détruit ma vie et éliminé ceux que j'aimais.
Aujourd'hui, un seul mot me hante l'esprit. Traque. Profiter de la carapace de flic pour les traquer, tous, les uns après les autres. Leur éclater le crâne sous ma semelle, comme autant de moustiques.
Sur la moquette de ma chambre, des pieuvres de fer épandent leurs tentacules jusqu'en bordure de salle à manger. Les trains miniatures, vapeurs vives ou motrices électriques, attendent la délicatesse d'une main pour promener leurs wagons. Avant de me coucher, j'en propulse deux, pleins rails. Malgré ces rivières pourpres qui ont irrigué ma vie, il reste une peur que je ne maîtrise pas, celle du silence… Aidé de somnifères, je sombre lentement, dans la fureur des raclements de bielles. Le visage de Chartreux m'apparaît une dernière fois, une bulle de sang entre les lèvres…
Tard dans la matinée, je m'extirpe de ma couche, réveillé par le téléphone. Je suis censé reprendre le travail demain mais un message, sur mon répondeur, change la donne. Mon divisionnaire me demande d'aller dans une église. Un curé a découvert sur l'agenouilloir d'un confessionnal une femme morte, nue et rasée des orteils au sommet du crâne. Tout mon être s'embrase d'un feu dangereux.
Au moment où j'éteins le transformateur brûlant qui agite mon réseau de trains, où les locomotives épuisées de leur course nocturne arrachent les derniers mètres, alors, à ce moment-là, l'homme, l'humain, s'endort, tandis que le flic s'éveille.
La traque.
La traque reprend…
Chapitre deux
Depuis l'accident de mes chéries, je n'étais plus jamais entré dans la maison de Dieu. Aussi, ma cicatrice intérieure se rouvrit lorsque je m'enfonçai, en cet après-midi de fournaise, dans l'église d'Issy-les-Moulineaux. Au cœur de l'allée, entre la rigueur trop dure des bancs, je distinguais encore les cercueils, dont l'un, si petit, avait soulevé la bouffée étranglée des sanglots… Tout, dans l'édifice de pierres, respirait ma souffrance.
Une bouche glissa le long de mon oreille. Martin Leclerc, mon divisionnaire, se précipitait vers la sortie, le portable hurlant.
— Je te laisse gérer ! ajouta-t-il en reluquant mes cheveux coupés à ras. On a le feu vert du procureur Kelly pour la levée du corps et l'autopsie ! On se voit tout à l'heure pour un point !
J'acquiesçai et me dirigeai vers un attroupement d'où grimpaient des haussements de voix et des crépitements de flashs. En face, Jésus pleurait, traînant derrière lui ses siècles de calvaire.
Le lieutenant Sibersky m'accosta avec cet air grave des mauvais jours. Sur sa gauche, les deux Rangers du légiste dépassaient du confessionnal.