Je me pris le front dans les mains.
— C'est effroyable, fit Bras. Votre raisonnement, bien que simplifié, se tient parfaitement.
— Pourquoi simplifié ?
— Il y a des synchronismes parfaits à respecter pour qu'un anophèle s'infecte et devienne infectant. De nombreux paramètres interviennent. L'âge des femelles, les durées d'incubation, les cycles de reproduction à la fois chez l'insecte et l'humain, le tout régulé par des conditions extérieures. Avec quarante pour cent de contaminants, il a fait un très bon score, si je puis me permettre. Votre meurtrier n'est pas le premier venu…
— Il pourrait s'agir de quelqu'un du milieu ?
— N'importe qui en contact avec les insectes. Laborantin, chercheur ou alors passionné…
Elle jeta un coup d'œil inconscient à la caméra et déverrouilla la porte de sortie.
— Mais soyez sûr de ceci : on ne peut les côtoyer sans qu'ils prennent le pas sur votre vie. Ils sont mystère, bizarrerie, rêve, présentent des combinaisons de formes à l'infini, assortis des couleurs les plus extravagantes. Il n'en est pas un, parmi tous les scientifiques que vous trouverez ici, qui ne possède un insectarium chez lui ou des collections complètes d'ouvrages sur le sujet. Diamond, ce sont les phasmes. Drocourt, son assistant, possède un vivarium où il élève plus de trente espèces de coccinelles. Pour votre homme… Ce sont peut-être les papillons… Mais… Les sphinx sont ma foi assez rares, surtout dans la région.
— Comment s'est-il procuré les chenilles d'origine dans ce cas ?
— Avec du temps, de la patience. En arpentant les champs, les forêts, aux saisons adéquates… Il existe aussi des lieux où les amateurs se rencontrent, pour acheter ou vendre des spécimens. Une espèce de marché aux puces, dans le vrai sens du terme…
— Et les boutiques spécialisées, comme celles où l'on peut se procurer des araignées ?
— Ce ne sont pas des insectes, mais des arachnides, avec huit pattes. Non, les commerces dont vous parlez sont consacrés à la terrariophilie. Reptiles, amphibiens, sauriens, invertébrés… Rien qui se rapporte aux insectes qui, eux, n'intéressent que les vrais férus, les entomologistes.
Nous arrivâmes devant l'ascenseur.
— Une dernière question. Vous parliez de miel non traité, tout à l'heure. Vous vouliez dire… du miel d'apiculture ?
— Ah, je vois ! Une voie d'investigation sérieuse, j'aurais dû y penser et vous en parler avant ! Comme quoi, je n'aurais pas fait un flic terrible…
Elle enfonça le bouton d'appel, le regard trouble.
— Les transformations chimiques dues à l'action de l'air sur le miel sécrété font qu'il perd rapidement sa teneur en acide lactique, je dirais une douzaine d'heures. Passé ce délai, le miel, puisque sans acide, ne séduit pas plus les moustiques qu'une gousse d'ail. Donc, si votre type s'est effectivement servi de miel pour attirer les anophèles, soyez sûr qu'il l'a directement prélevé sur la ruche, au jour le jour…
En effet, une piste s'ouvrait. Mais elle renforçait l'horreur de ce qu'était vraiment l'assassin. Un monstre. Car il ne se contentait pas de tuer. Il poussait la perfection de ses crimes au plus infime détail, il les travaillait, les peaufinait, comme de véritables œuvres d'art.
Et il composait, avec la mort… une toile de maître…
Chapitre onze
Le soleil entamait sa paresseuse descente vers l'ouest, tremblant dans les transparences de pollution.
Je venais de croupir deux heures dans les bouchons, écrasé par la morsure des gaz, trempé au point de pouvoir tordre ma chemise. Mon estomac hurlait de faim, ma gorge flambait. Mon corps tout entier ressemblait à une torche furieuse.
Une terrasse, enfin. Je m'offris des tomates à la mozzarella rehaussées d'un verre de chianti, avec, pour unique vue, le cadre idyllique des trottoirs noirs de monde. Puis, d'un pas tranquille, je remontai la longue chevelure grise de la Seine, direction le Quai des Orfèvres.
Del Piero m'attendait au creux de sa tanière pour un topo. Vingt heures trente, la journée commençait.
La flic semblait, elle aussi, accablée par la brûlure des degrés. Malgré l'acharnement du ventilateur, son corsage n'avait su chasser les larges auréoles nichées sous ses aisselles. Son visage portait la fatigue des journées trop lourdes, ses ridules de jeune quadragénaire sans doute amplifiées par les tracas de ces longues heures blanches.
Elle m'adressa un sourire, mais ce sourire-là avait tout de la politesse forcée.
— Installez-vous, commissaire, je vous en prie…
Elle rabattit le capot de son ordinateur portable et débrancha la batterie d'un mouvement las.
— Sale, très sale journée…
Elle accorda un rapide coup d'œil à la serpillière qui me servait de chemise, un sourcil légèrement rehaussé.
— Tout d'abord, je tenais à vous féliciter pour le coup du miel de ruche. J'ai immédiatement branché Sibersky sur le sujet. Les apiculteurs ne doivent pas courir les rues dans la région.
— Je n'ai fait que mettre à profit les informations dont nous disposions. C'est cette… Calypso Bras qui m'a ouvert la voie.
Elle acquiesça et posa une main sur son ventre.
— Vous le prenez comment… cette chose, en nous ?
Je fermai légèrement les yeux, la peau caressée par l'air lourd du ventilo.
— Pas terrible… Le tueur nous a touchés en profondeur. Un véritable coup de poignard, une hémorragie interne. Un coup… autant habile que subtil…
Del Piero palpait ses flancs à divers endroits, les pupilles portées vers nulle part. Des lanières de lumière chahutaient le cuivre de sa chevelure. Dans les tons orangés du couchant, avec ses mèches d'une humidité raffinée, les hommes devaient la trouver belle.
— Vous ne pouvez imaginer à quel point ça me répugne, confia-t-elle entre deux grimaces. Je pense que c'est une sensation pire pour nous, les femmes. Je me sens… souillée… presque violée…
Violée… Le mot explosa dans ma tête. Violée de l'intérieur…
Elle porta une cigarette tremblante à sa bouche et m'en proposa une, que j'acceptai. Puis elle resta sans réaction, un peu ailleurs.
— Ça va aller ? fis-je en lui allumant sa clope.
Elle se raidit soudain.
— Oui, oui ! Il n'y a aucun problème.
Elle désigna le téléphone.
— Le labo a promis d'appeler dans la soirée. Nous saurons bientôt si ces anophèles sont résistants ou pas. Une méchante torture mentale. Je ne sais pas comment je réagirais si… je veux dire…
— Faites comme moi, évitez d'y penser…
Elle opina, entassant des dossiers déjà entassés.
— Bon ! L'autopsie d'Olivier Tisserand à présent… J'y ai assisté, en partie…
Son nez se plissa.
— … J'en ai vu, des autopsies, mais de ce style ! On atteint le summum de l'horreur.
Sa voix avait perdu son grain agressif de la matinée. Nous étions là, comme deux galets sur une plage, indifférents l'un à l'autre et pourtant rapprochés par les circonstances. Cette journée trop chaude nous avait vidés de toute envie d'entrer en conflit.
— Paludisme ? me hasardai-je.
Elle secoua la tête, avec cette belle moue des nouveau-nés.
— Si ce ne pouvait être que ça…
— C'est-à-dire ?
— Le mari Tisserand présentait une longue plaie en forme de faux, sur le pectoral gauche. Provoquée par un instrument tranchant, genre scalpel, puis recousue de façon artisanale, au fil à soie. Van de Veld a estimé la cicatrisation à une dizaine de jours.