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Des minutes… Des minutes à me souvenir d'elles… Suzanne, Éloïse… Impossible d'obtenir des images claires, silencieuses. À chaque fois, le crissement des freins, leurs bouches hurlantes… Seigneur… Une larme.

Retour aux esquisses, que je parcourus encore et encore. Un détail m'interloqua soudain, un détail que je n'avais pas distingué jusque-là. Je plissai un peu les yeux, découvrant, à l'arrière-plan, derrière le lit de la femme attachée, une glace renvoyant un visage très flou, tout juste suggéré. Un visage enfantin. Un môme tapi dans l'un des coins de la pièce.

Le sel de l'excitation gagna mon palais. Je fouillai dans les autres planches, mes pupilles se contractèrent, dissociant le blanc du noir, le visible de l'évoqué. Comme une illusion d'optique, la figure apparut encore. Très, très habilement dissimulée. Dans le carreau d'une fenêtre, fondue parmi les nuages agités. Puis ici, réfléchie par le marbre d'un caveau. Et là de nouveau, sur la surface d'un lac où s'écrasait une cascade. Jamais un regard direct, franc, parfaitement visible. À chaque fois, des reflets cachés.

Ces yeux de gosse lui appartenaient, ces fusains ramenaient à la surface ses traumatismes passés. Aujourd'hui comme alors, le tueur ne supportait pas qu'on le regarde en face. Les posters lacérés. Viviane, morte avec les paupières bandées. Sa fille, violée dos à son agresseur. Le miroir, installé au plafond de la cale.

Les dessins… Plafonds bas, caveaux, squelettes, insectes. L'enfermait-on, gamin, dans un lieu qui le terrorisait, une cave menaçante avec des araignées, un placard où vibraient mites et moustiques ? Pourquoi cette présence féminine ligotée ? Que signifiaient ces blessures en forme de croix, sur sa poitrine ? Était-elle battue ? Maltraitée ?

Et que dire de ces représentations, celles des deux hommes à la tête collée, pointant leurs dents menaçantes sur un bambin recroquevillé ?

Qu'avait subi le garçonnet pour que l'adulte ôte si cruellement ces vies ?

Un enfant… Peut-être ne fallait-il pas fouiller le présent… mais le passé… Je repris les notes concernant les Tisserand. La clinique d'évaluation de la dangerosité, à Paris…

Vingt années à côtoyer des milliers de malades. Vingt années… Il fallait pousser nos recherches bien plus en amont, remonter à la source. Lorsque l'assassin était tout jeunot ou adolescent…

Je parcourus à nouveau le dossier des deux médecins. Avant Paris, Grenoble… Psychothérapeutes dans un hôpital psychiatrique… Aucune info là-dessus. Rien. Je traçai un gros point d'interrogation rouge en plein milieu de la feuille.

Je fis craquer mes os carpiens, avalai quelques biscuits. Le meurtrier se rapprochait de plus en plus, son souffle glissait, là, sur chaque vertèbre de ma colonne. À travers son guet pictural, le monstre m'observait.

Un bruit, derrière. La cuisine. Je m'y précipitai. Rien. Fenêtre ouverte, minots dans la cour, chiens qui aboient. Et personne sous la table…

Tasse de café renversée, au milieu des rails. Hérissement de poils.

Mais non, c'est toi qui l'as culbutée, en te levant brusquement ! Comment serait-elle entrée ? Tu as fermé à clé !

Je furetai dans l'appartement, par précaution, puis retrouvai ma position de réflexion. Mon cœur battait un peu plus vite dans ma poitrine, mon front libérait la chaleur de mon corps. Quant à mes doigts… Je les glissai entre mes jambes… Puis je démarrai les trains électriques, bien plus bruyants que les vapeurs vives. Ce chahut coutumier me rassura.

Je me replongeai dans le texte gravé en haut de la nef, en isolai le dernier point obscur. Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra et, sous le déluge, tu reviendras ici, car tout est dans la lumière. Ma langue s'enroula sur mes lèvres. C'était subtil, très subtil.

Effectivement, tout était dans la lumière. Celle qui avait permis de trouver, sous le Déluge, les cinquante-deux identités.

Mais pourquoi revenir ici, dans l'église ? Pour y dénicher une piste dissimulée ? L'entomologiste avait été formel, le confessionnal avait été passé au peigne fin des UV. Aucune prose à l'encre invisible, hormis des taches de phéromone sur Viviane Tisserand. Leclerc avait vu juste, sur la péniche : s'il n'y avait pas de texte sur les lieux des crimes, pourquoi les papillons ? Où fallait-il chercher, dans ce cas ? Dans la clarté des vitraux, derrière le tympan… ou alors…

L'Apocalypse est un texte de codes secrets, de messages cachés. Tout est en profondeur, derrière les mots, avait dit Paul Legendre. Tout est derrière les mots…

Mon cœur partit au galop. Vingt secondes plus tard, mes pieds fous dévalaient les étages. Il me fallait une échelle, une très grande échelle ainsi qu'une lampe à ultraviolets.

Parce que tout était inscrit au sommet de la colonne fissurée, dans la maison de Dieu, depuis le début…

Tu reviendras ici, car tout est dans la lumière…

Et, par douze mètres de haut, sous les arches puissantes de l'église d'Issy, un nom apparut sous la lumière ultraviolette. Un nom inconnu, barrant l'avertissement initial en une grande diagonale blanche.

Vivian Maleborne.

Chapitre vingt-cinq

Leclerc n'était pas rentré chez lui du dimanche. Quand je débarquai au 36, il pianotait sur son ordinateur portable, cerné de gobelets vides et de chewing-gums roulés en boule. Sa cravate pendait sur un porte-manteaux, dans ce bureau au plancher couleur chêne sombre, craquant comme dans un vieux grenier.

— Trois Vivian Maleborne dans toute la France, expliqua-t-il en brassant des amas de feuilles. Un gamin de douze ans, dans la Creuse… Un type de cinquante-cinq ans dans le Midi… Et un autre qui habite… dans le deuxième arrondissement !

Je me penchai par-dessus son bureau, un peu haletant.

— Ça se… précise. Et ?

— Plus tout jeune, tout jeune. Soixante-quinze ans… Ancien médecin, psychanalyste-hypnotiseur…

— C'est bien ça… L'assassin veut nous ramener en arrière. Vers le passé… Son passé…

Le divisionnaire s'écrasa dans son profond fauteuil, une nouvelle gomme à mâcher emballée entre les doigts.

— Cette affaire commence à me chauffer ! On ne fait que subir, depuis le début. Pas fichus d'établir un putain de portrait-robot ! Dernière nouvelle, tu sais quoi ? Aucune personne de l'Ubus n'a pu identifier notre fantôme. A priori, le gus se pointait avec un masque africain sur la tronche. Non mais t'imagines le délire ? Un masque africain !

— Il se cache le visage… Mais pourquoi ?

— Seul cet Opium doit savoir à quoi il ressemble, mais pour le moment… Pff, envolé, le gros Black !

Il serra les poings sur les accoudoirs.

— Là-haut, ils n'apprécient pas cette enquête un peu trop carte au trésor. Ils le veulent lui, et non les cadavres qu'il a semés sur son chemin.

Je déroulai un geste de colère, levant un bras pardessus ma tête.

— Facile à dire ! On prive déjà les gars de leurs congés, on les oblige à venir le week-end ! Tout juste si on les laisse dormir !

— Je sais, je sais… Je suis bien le premier concerné… Dimanche, vingt heures, en plein juillet et je suis ici, enfermé entre ces quatre murs à remuer la mort, mais… il devient urgent de le coincer…

— Ça a toujours été une urgence pour moi.

— Tu dois aller voir cet hypnotiseur, tout de suite. Profitons de l'avance que nous avons prise sur son jeu pour le contrer. Si ce fumier se sert du vieux pour nous parler, soit ! Écoutons ce qu'il a à nous dire ! J'attends ici… Tiens-moi au courant…