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Il huma son grand cru, puis s'en humecta d'un geste fin les lèvres avant de poursuivre :

— Avez-vous déjà vu le mental influer sur le physique, le subconscient lutter au point de blesser et de torturer le corps ? Vincent appartenait à ces stigmatisés, ces êtres frappés par une puissance psychique phénoménale…

— Qu'entendez-vous par là ?

— Chaque fois que je poussais l'analyse trop loin, que je déverrouillais des portes, Vincent se mettait à saigner du nez… très intensément… C'est… la seule image physique que je garde de lui… Ces rivières rouges sur le flou de son visage…

— Le flou de son visage ? Vous voulez dire que… vous ne pouvez pas le décrire ?

Le vieillard porta ses mains noueuses à ses paupières plissées.

— Hélas non, ma vue était déjà atteinte… Je conserve juste de lui une impression générale, une vision confuse… Si lointaine…

— C'est pas vrai ! Et quelle impression ?

— Je… ne sais plus… La même impression que j'ai de vous, ce soir, sans vous distinguer réellement… Grand… Cheveux foncés… Châtain, peut-être bruns… Et une voix… très grave…

Il se prit le front dans les mains.

— … Rien d'autre… Rien d'autre, désolé…

Je contractai les mâchoires. L'assassin s'était un jour assis ici, peut-être dans ce même fauteuil. Avait-il goûté à ce vin, lui aussi ?

— Et son nom ? Donnez-moi son nom !

— Il m'a toujours dit qu'il s'appelait Vincent… même pendant nos séances. Vous savez, l'hypnose n'est qu'un état de semi-conscience où le patient ouvre certaines barrières et en ferme d'autres… Priez un hypnotisé de se déshabiller alors qu'il n'en a pas envie, il ne le fera jamais… Vincent s'était fixé certaines règles avant de venir ici… Peut-être trop… Quelque chose, dans sa tête, cherchait à le protéger… Quelque chose de suffisamment fort pour provoquer les saignements…

Je me levai et m'accroupis devant son fauteuil. Ses yeux rayonnaient d'un froid intense, alors qu'à l'extérieur, le soleil déclinait entre les troncs, jetant une poche d'ombre grandissant autour de nous. Le salon se transmua en une cave sombre, saturée de mystères.

— Racontez-moi son histoire, docteur.

Maleborne fronça ses sourcils neigeux.

— Ne me demandez pas des miracles, vous n'aurez que ce que ma mémoire voudra bien me restituer, c'est-à-dire… des bribes… Après soixante-dix ans, le cerveau a perdu plus de dix pour cent de sa masse… les neurones, quant à eux…

— Les enregistrements ! Vous avez bien des enregistrements audio des séances !

Il secoua la tête.

— Vincent est revenu les récupérer l'année dernière…

— C'est pas possible…

Presque triste, il plongea ses lèvres fébriles dans son verre, puis finit par dire :

— Notre travail s'est focalisé autour de sa quinzième année… Je vais vous raconter les épisodes à reculons, si vous le voulez bien… C'est de cette façon que nous avions procédé quand il se tenait là, à quelques centimètres…

— Je vous écoute.

Face à moi, deux fentes horizontales, d'un blanc de vipère.

— Vincent a… seize ans. Il habite avec… son oncle et sa tante, au bord de la mer… Une grande maison… très lumineuse… avec énormément de fenêtres. D'en haut, on y voit les bateaux d'un côté… les maisons du village de l'autre… Vinc…

— Quel village ?

— C'était sans importance… Je n'en sais rien et… ne m'interrompez plus, s'il vous plaît… Vincent aime les journées ensoleillées… car, depuis quelque temps… les nuits lui font peur. Un méchant cauchemar s'est installé dans sa tête… Une vision qui l'arrache de son sommeil, le laissant en pleurs… Nous… remontons alors jusqu'à cette fameuse nuit… où le mauvais rêve est apparu… La nuit d'un très violent orage… Il aperçoit de grands flashs, entend les murs trembler. Le vent… gémit dans les gouttières et… les volets claquent… Au loin, la mer est noire, furieuse… Les vagues ébranlent les bateaux… Vincent hurle, recroquevillé dans un coin de sa chambre… Il tremble, urine sur le sol… Il est seul dans la maison… Son oncle et sa tante sont sortis au restaurant… Il croit qu'il va… mourir…

Maleborne claqua brusquement des doigts.

— Pour la énième fois, Vincent saigne du nez. Nous interrompons la séance… Notre avancée dans son psychique est… pénible et douloureuse, mais nous sentons que… nous sommes sur la bonne voie… Vincent accepte de poursuivre la thérapie. Il témoigne de beaucoup de volonté…

Il reprit un peu son souffle, lapa de petites gorgées de vin avant de poursuivre :

— Donc, l'orage a créé le cauchemar… Pourquoi ? Reculons… avant, bien avant cet orage. Vincent ne cauchemarde pas encore, il a quinze ans… Il vient d'arriver dans cette nouvelle demeure qui donne sur la mer… mais pour lui, à vrai dire, tout est nouveau… La plage, l'école, les camarades. Une chambre l'attend… avec des jouets, des puzzles, des disques… Il reçoit beaucoup d'amour… Des figures se succèdent autour de lui… Il sait qu'ici, il sera bien… Il est heureux… Il a l'impression de renaître, ou même de naître… L'analyse révèle qu'il… est très intelligent, comprend vite, s'adapte très facilement. C'est un gentil garçon, coopératif et entreprenant… Ceux qui le côtoient sont fiers de lui…

Les paroles ruisselaient de ses lèvres, pareilles aux remous d'une rivière tranquille. Il s'en dégageait une vibration douce, si ensorcelante que l'on avait envie de s'en laisser bercer.

— Allons plus en arrière, approchons-nous du point de rupture… Un mois plus tôt… 1980, je crois… Oui, c'est ça, 1980, l'année de la mort de Sartre… Il y a vingt-cinq ans… Important pour vous, la date, n'est-ce pas commissaire ?

— Effectivement. Vincent aurait donc aujourd'hui… quarante ans…

Il acquiesça.

— Donc, 1980… Une très longue route… la nuit… la pluie qui fouette les vitres de la voiture… Vincent est allongé sur la banquette arrière… Il pleure, il est terrorisé… Il n'a aucun souvenir de l'homme et la femme assis à l'avant… Elle, se retourne de temps à autre, sourit, lui caresse les cheveux… Avec le conducteur, elle chuchote sans cesse… Il n'entend pas, la pluie est trop forte…

Maleborne tressauta.

— … Durant cette séance, se dresse en face de moi un être qui sanglote, s'agite, se cabre brusquement. Je sais que le travail va aboutir. Mais je devine aussi que… l'inconscient lutte, bec et ongles. Le défi se révèle très dangereux… Les saignements croissent en intensité et violence. Mais nous poursuivons nos rencontres… Il fallait aller au bout, c'était primordial pour… sa santé mentale…

L'hypnotiseur ne racontait plus, il vivait ses paroles. Autour l'espace s'effaçait, saturé d'ombres et de spectres naissants. Ne restait du vieil homme que cette transparence oculaire, ces cristallins blessés, hermétiques aux grandes lumières du crépuscule.

— Remontons… de quelques heures… à l'origine… Avant cette longue route… Son réveil à l'hôpital… Vincent se souvient… une chambre, deux personnes autour de son lit… On lui dit que… qu'il s'est cogné la tête très violemment et… qu'il est resté dans un coma profond… plusieurs semaines… Il n'a le souvenir de rien, ces visages sont ceux de… sa tante et de son oncle… mais il ne les reconnaît pas… Sa mémoire implicite n'est pas affectée… comme souvent dans les amnésies… Il sait le nom des arbres, distingue les couleurs, peut compter jusque des mille et des mille… Un test de QI révélera même qu'il a une intelligence au-dessus de la moyenne… mais… sa mémoire explicite, celle des souvenirs, de ce qu'il fut, est anéantie… Il ignore qui il est… Il a oublié tout ce qui précédait ce réveil… Il réclame une mère, un père… On lui répond que le père est parti avant sa naissance et… que la mère est décédée d'un cancer des poumons, quand il était… tout jeune… Il ne peut qu'admettre… Il passe encore plusieurs semaines à l'hôpital, on lui explique que… sa tante et son oncle sont sa seule famille et… qu'ils se sont toujours occupés de lui… Il va repartir avec eux et… rebâtir son identité… car sa mémoire risque… de ne jamais revenir…