Maleborne s'agita brusquement dans son fauteuil.
— … Devant moi, Vincent s'évanouit… Une hémorragie trop forte… Je me précipite, tombe de ma chaise ! Je pose mes mains sur sa poitrine ! Le cœur ! Le cœur a cessé de battre ! Faites-le revenir ! Faites-le revenir, je vous en prie !
Je lui pressai fort la main.
— Docteur !
Il happa une grande bolée d'air, comme après une apnée douloureuse, desserra son nœud papillon d'une main frémissante et manqua d'arracher le dernier bouton de sa chemise.
— J'ai failli appeler les pompiers… Mais j'ai aperçu… une palpitation sur sa gorge… Sa jugulaire battait… Elle battait alors que son cœur… était arrêté… J'ai cru à un nouveau phénomène étrange, une manifestation de son inconscient… puis j'ai pensé à autre chose… À ces personnes qui naissent avec les organes inversés… Alors j'ai posé la main à droite… Le cœur battait…
Impossible ! Comme la fillette… Tout s'embrouillait dans ma tête. Le réel, l'imaginaire, les souvenirs. Maleborne continuait à parler, la sueur aux lèvres :
— Alors j'ai tout interrompu… C'était trop risqué… Nous… y étions presque… Nous avons failli toucher au but… Franchir le mur du coma… Tout s'est arrêté, définitivement… Je ne l'ai plus jamais revu, sauf quand il est revenu chercher ses enregistrements, l'année dernière… Alors j'ai compris… J'ai compris que la barrière avait été enfoncée, qu'il savait à présent et… qu'il cachait un… terrible… secret… Je l'ai senti… Il était froid comme la mort… Comme la mort… On aurait vraiment dit… quelqu'un de différent… Je ne le reconnaissais pas…
Mes tempes puisaient. La petite, au cœur à droite… Deux êtres de constitution anormale, surgis au même moment dans ma vie… Mais… Qu'y avait-il à comprendre ? C'était une histoire de dingue ! Je secouai la tête. Il fallait clore l'entretien.
— Je compatis à votre douleur, docteur… soufflai-je, mais…
— Ce n'est pas ma douleur… C'est la sienne… Vincent n'a pas subi un choc physique, comme l'ont prétendu les médecins, mais psychologique… d'une violence capable de le plonger dans le coma et de lui fracturer la mémoire. Tous ces gens… lui ont menti…
— Il faut… me donner des détails qui pourraient m'aider davantage. Ces toubibs qui l'ont soigné à l'hôpital avaient bien un nom ? Ses tuteurs aussi ? Tous ces gens, ces lieux ! S'il vous plaît !
Le vieillard rabattit sa main devant lui, comme pour mettre fin à ces évocations trop éprouvantes.
— Des noms… Bien évidemment, qu'il m'en a cité ! Il m'a même décrit un à un les jouets qu'il avait dans sa chambre, le nombre de pièces de ses puzzles. Mais… comment voulez-vous que je m'en souvienne ? C'était tellement… secondaire ! Vous ne saisissez pas bien, commissaire, je crois…
Il enveloppa son verre ballon de ses paumes, comme la flamme d'une bougie qu'on chercherait à protéger.
— Vous a-t-il déjà parlé d'une fillette ? Dix ou onze ans ? Cheveux noirs, très jolie ?
— Jamais.
— Et si je vous dis Tisserand ?
Il secoua la tête, l'air un peu agacé. Je lui énumérai des prénoms inscrits sur le tableau du Déluge.
— Non, non, non…
Le déclic du dictaphone conclut mes salves de questions. Je laissai une carte de visite sur la table.
— Vous avez raison. Il a réussi à défoncer lui-même cette barrière, il connaît l'origine de son cauchemar et la cause de son oubli. Voilà pourquoi aujourd'hui il tue des gens… Et il en tuera encore tant que nous ne l'aurons pas arrêté… J'espère que des flashs vont vous revenir. Jour ou nuit, appelez-moi, même s'ils vous paraissent sans importance.
Maleborne m'agrippa soudain le poignet et ne le lâcha plus.
— Ces personnes… Elles ont dû le blesser alors qu'il était enfant… Tout vient de là… Du traumatisme… Il ne faut pas fouiller son présent… Mais son passé… Ces prénoms… à quoi correspondent-ils exactement ?
— Il s'agit d'une liste. Une liste de cinquante-deux victimes qu'il s'apprêtait à nous livrer…
— Oh ! Mon Dieu… Cinquante-deux… Les démons de son enfance…
Ses doigts, sans plus de forces, finirent par se décrocher de ma veste. Alors que je m'éloignais, il m'interpella une dernière fois :
— Attendez ! Juste un détail, un petit détail ! Il se remémorait des montagnes… Les montagnes couvertes de neige, qu'il apercevait depuis la fenêtre de sa chambre d'hôpital…
Un nom explosa dans ma tête.
Grenoble. Là où les Tisserand avaient vécu, il y a plus de vingt-cinq ans.
Chapitre vingt-six
Ma lanterne s'éclairait progressivement. Le tueur avait subi un choc émotionnel d'une violence rare, un choc qui lui avait arraché la mémoire. Pourtant les souvenirs avaient persisté, quelque part, piégés entre les toiles complexes de son inconscient. Alors, parfois, ils affluaient par débris, dans les méandres de la nuit, au travers d'images codées, de hurlements.
Ces hurlements que Suzanne poussait elle aussi, dans nos draps trempés. Le choc émotionnel. Les fractures cérébrales. Quel parallélisme troublant… Le pire des assassins et ma femme, fondus dans un même moule d'oubli. Horrible signe du destin.
Pour en revenir à Maleborne, il avait tout fait exploser chez ce Vincent vingt-cinq années plus tard, par ses consultations harassantes. Quinze ans d'oubli, de joies, de peines, de mensonges ressurgis en un quart de seconde. Une véritable bombe. Aujourd'hui, Vincent se vengeait, déchirait les cicatrices de son passé à renfort de sang et de cruauté. L'hypnotiseur avait raison. Ces personnes, sur la liste du Déluge, établissaient le lien avec son enfance.
Pour remonter au meurtrier, il fallait aller à la source. Vingt-cinq années en arrière. Là où tout avait commencé… Grenoble… Leclerc m'avait laissé carte blanche pour un déplacement express vers la capitale des Alpes.
Il fallait que je sente la ville frémir sous mes pieds, que j'arpente son CHR, puis l'hôpital psychiatrique des Tisserand.
Je voulais voir la chambre de son coma, de mes yeux, converser avec ses médecins de l'époque. Donner un nom à ce Vincent…
… Et mettre des visages sur les cinquante-deux identités de cette liste. Vincent revivait son enfance. La clé se trouvait là.
De retour chez moi, j'apprêtai quelques affaires pour ma longue chevauchée nocturne. Chemises, sous-vêtements de rechange, nécessaire de toilette…
L'excitation me brûlait les lèvres, en même temps qu'une très grande haine pour cet inconnu que je traquais, cet homme qui, du fin fond de sa raison, rachetait par la voie du crime ses années de vie volée.
— Tu t'en vas où comme ça, Man ? Vacances ?
Willy venait de se jeter dans mon fauteuil, son éternel mégot aux lèvres. Il n'avait toujours pas changé de pyjama. Stupides pois bleus sur fond noir.
— Tu tombes bien ! répliquai-je en enfournant dans mon sac des Petits-Beurres, trois bananes et mes comprimés de chloroquine. Je vais te donner le numéro de téléphone d'un collègue, ainsi que mon numéro de portable. Si tu aperçois la petite, tu nous appelles immédiatement. Tu… devras essayer de la retenir, jusqu'à ce que mon équipier arrive.