— Bien ! Allons-y ! Son nom ?
— Tout n'est malheureusement pas aussi simple. Je ne connais que son prénom… Et… cette hospitalisation remonte à vingt-cinq ans…
Le toubib se perdit dans un long sifflement.
— Ah d'accord ! Et… vous voulez que je fasse quoi ?
— Que vous consultiez vos archives. Cet enfant est resté plusieurs semaines dans le coma. II…
— Je vous arrête tout de suite, trancha Cross en éteignant son écran. Nous n'avons plus ces dossiers.
Une claque en pleine figure. Docteur Magoo enfouit ses mains dans les poches de sa blouse.
— Il y a des centaines et des centaines de mètres carrés d'archives mortes sous le sol de cet hôpital. Des rapports d'entrées, de sorties, de consultations, les protocoles opératoires, établis bien avant que l'informatique devienne monnaie courante. La plupart de ces dossiers sont en cours d'informatisation, mais le Code civil nous autorise à détruire ceux de plus de vingt ans. J'aime autant vous dire qu'on ne s'en prive pas.
Six heures de route dans les pattes pour s'entendre dire ça. Les veines gonflèrent toutes bleues sur mes avant-bras.
— Et les médecins, les infirmières qui se sont occupés de lui ? Vous avez bien les moyens de les retrouver, non ? Année 1980 ! Donnez-moi les noms, juste les noms !
Une femme débarqua avec un bébé dans les bras. Elle braillait plus que l'enfant.
— S'il vous plaît ! Quelqu'un ! Docteur ! Docteur !
— Les urgences ! lança-t-il en la regardant à peine. Il faut passer aux urgences pédiatriques avant de venir ici ! L'autre aile du bâtiment, sur la gauche !
— Mais ! Il a eu plus de quarante de fièvre ! Toute la nuit ! Docteur !
Une infirmière éloigna la mère affolée, sous l'œil mauvais de Cross.
— Des fièvres, des fièvres et encore des fièvres ! Les coups de chaleur engorgent nos urgences ! Ça n'arrête pas depuis quelques jours ! Jeunes, vieux, bambins. Tout le monde y passe. Fichue canicule !
Il recouvra son calme après de petits mouvements de poitrine, puis me reluqua d'un œil blasé.
— Bref, où en étions-nous ? Ah oui ! Un coma, il y a vingt-cinq ans… Et vous aimeriez rencontrer les praticiens de l'époque… Savez-vous combien de patients nous traitons par an, commissaire ? Plus de mille… Espérer déterrer des souvenirs vieux d'un quart de siècle relève de la pure utopie !
— C'est mon problème. Y a-t-il un moyen, oui ou non ?
L'autre haussa les épaules et déroula un geste d'énervement.
— Essayez de voir avec les services administratifs ! Un bâtiment aux vitres teintées, face à la géode de cardiologie, juste derrière. Ils s'occupent de tout ça. Bon ! Excusez-moi, commissaire, mais j'ai à faire. Bonjour à la tour Eiffel…
Je l'attrapai de justesse par un pan arrière. Il n'apprécia pas vraiment.
— Une dernière chose ! Ces prénoms vous évoquent-ils quelque chose ?
Il m'arracha la liste du Déluge des mains, la mine furibonde.
— Vous en avez de bonnes, avec vos prénoms !
— C'est très important… Prenez votre temps…
Après un silence réfléchi, il envoya :
— Rien qui ne coïncide. Je connais bien des Olivier, Pascal, Jean. Mais… La première lettre du nom ne correspond pas… Désolé…
Il m'abandonna là, comme un rond de flan. Allez, courage ! Direction les services administratifs…
En sortant du bâtiment de pédiatrie, je reluquai de loin ma voiture. La petite lisait tranquillement à l'arrière. Cinq cents bornes, pour avaler du Fantômette. Et si sa mère s'était affolée ? Si elle avait appelé la police, inquiète de ne pas voir sa môme revenir ? Dans quelle galère m'étais-je embarqué ?
Services administratifs. Même topo. Carte de police, le responsable du responsable du responsable. Une attente interminable, des coups de téléphone. J'eus droit finalement à une bonne grosse, à la face de saxophoniste et aux doigts boudinés.
— La Criminelle de Paris ! fit-elle en pianotant sans se presser sur un clavier. J'aime bien le commissaire Moulin. Vous connaissez ?
— Il travaille dans le bureau juste à côté du mien.
Elle ne m'épargna pas sa plus belle risette.
— Alors, 1980… Unité de soins pédiatriques… Le chef de service était le docteur Reynalds, il a dirigé de 71 à 83. Et…
Après maints clics de souris, elle imprima une feuille.
— … voici le listing de tous les médecins qui ont travaillé dans l'unité cette année-là. Quatorze au total… Sans compter les infirmières, quarante-sept… Je vous sors leur liste aussi… Notez que les adresses fournies sont celles de l'époque…
— Je me débrouillerai, merci bien. Puis-je utiliser votre fax ?
— Bien sûr !
Elle se mit à chuchoter.
— Dites, vous enquêtez sur quoi ? Un tueur sadique, comme dans les romans policiers ? J'adore les romans policiers.
— Plus sadique encore. Il pose des asticots dans les plaies de ses victimes et recoud par-dessus. Les pauvres se font alors dévorer de l'intérieur…
Ses joues gonflèrent comme deux petites montgolfières. Elle s'éloigna sans plus rien dire, une main devant la bouche.
Je faxai les imprimés à Leclerc, lui expliquant qu'il fallait interroger par téléphone cette cinquantaine de personnes, leur demander de se rappeler un gamin, avec un situs inversus et potentiellement hospitalisé dans leur service voilà un quart de siècle. Je le voyais déjà se plier de rire. Enfin, de rire… Si on peut dire…
Je remerciai la fan de séries policières et regagnai ma voiture. La mouflette aux bottines rouges sourit jusqu'à ses dernières molaires.
— Mon Franck !
— Tu vois, je n'ai pas été trop long, répliquai-je d'une voix que j'aurais souhaitée plus dure. Tu veux te dégourdir les jambes ? Il y a une machine qui fait de bons chocolats chauds dans le hall.
— J'aime pas les hôpitaux, grogna-t-elle en s'emmitouflant dans sa robe de chambre. C'est plein de microbes…
— Ah, j'oubliais ! Madame est nunuche ! Tu vas bien manger quelque chose, quand même ? Ou boire un coup ?
— Non, non et non ! Arrête de m'embêter avec ça !
Je haussai les épaules et posai mes mains à plat sur le capot, l'énumération du Déluge sous les yeux. Un tas d'inconnus qui avaient sans doute vécu dans la proximité de Vincent, alors que le gamin n'avait pas quinze ans. L'hôpital de Grenoble… Probable qu'il ait passé son enfance dans la région. Et, fatalement, ces gens aussi. Il fallait oublier Paris et chercher là, autour, dans le cercle des montagnes… La solution approchait, je la sentais vibrer sur la trame de ma feuille. Cinquante-deux noms… Un passé commun, il y a vingt-cinq ans… Un enfant dans un hosto… La mémoire fracturée… Grenoble…
La tôle brunissait de chaleur. Je levai un sourcil vers ce soleil déjà agressif qui, par-delà le granit, diluait sa brûlure sibylline.
Derrière, la mère avec son bébé jaillissait des urgences, un portable à l'oreille. Hystérique. Sur le parking, les voitures s'amassaient déjà, lourdes de malades aux visages pas frais.
Des coups de chaleur, avait dit Cross. Les coups de chaleur… Les premiers symptômes du paludisme s'apparentaient à des coups de chaleur… Et si l'assassin avait profité du pic de températures pour frapper ? Pour que la maladie se noie dans l'engorgement des fièvres liées à la canicule ? Pour qu'elle puisse se développer à son maximum et… tuer ?
Certes, la vigilance sanitaire avait été renforcée dans la région parisienne, à tous les niveaux. On poserait les bonnes questions aux patients, réaliserait les tests adéquats. Mais partout ailleurs ? Comme ici, à Grenoble ? Un verre d'eau, de bons conseils et hop, dehors ?