— Nous sommes arrivés, annonça mon chauffeur en se garant devant une vieille bâtisse. Roland Dumortier…
— Y a pas l'air d'avoir foule…
Je me retournai.
— Je sais, Franck, je vais attendre, glissa la gamine en agitant son livre. Je suis bientôt au bout de mon histoire… Toi aussi, n'est-ce pas ?
Elle poussa un rire léger de rossignol avant de se replonger avec acharnement dans sa lecture.
Mes coups sur la porte d'entrée de Dumortier n'obtinrent pour réponse qu'une toux écrasée, lointaine. Personne ne vint ouvrir.
— Il faut entrer, fis-je en tournant la poignée.
Le visage de Flament s'était aggravé. De l'intérieur, la toux grondait forte, pareille à une sérieuse bronchite.
— Allons-y…
Mais la porte était verrouillée, les volets fermés. La serrure ne résista pas longtemps aux limes à ongles de mon kit spécial. Flament hésita à franchir le seuil. À maintes reprises il aurait pu s'échapper, mais il m'accompagna quand même, la mâchoire serrée. L'instinct du médecin, probablement.
Des épées de lumière découpaient l'obscurité de la chambre, étoilant un visage aux yeux très brillants. Recroquevillé dans son lit, tremblant par-dessus ses draps trempés, Dumortier nous fixa bizarrement avant de s'étrangler dans une quinte sévère.
— Comment… vous êtes là… gémit-il, une serviette en éponge sur les tempes.
Le listing de l'hôpital indiquait quarante-deux ans mais l'ours en paraissait dix de plus. Des poils hirsutes jaillissaient de ses joues, sa face se contractait en un amas de rides profondes.
— Je suis médecin, expliqua Flament en s'approchant de lui. Vous êtes venu aux urgences il y a deux jours. Depuis quand toussez-vous ?
— J'ai commencé… c'te nuit… C'te saloperie de fièvre se pointe tous les quat' doigts… Jamais… jamais eu aussi froid de ma vie…
Flament ouvrit sa mallette.
— Et… pourquoi ne pas avoir appelé un médecin ?
Dumortier se redressa fébrilement sur ses coudes.
— C'te con de toubib… du village voisin… il est encore en vacances… Le plus près… c'est… Grenoble… On m'a dit… que c'te fichue fièvre passerait… Mon cul…
L'homme alité retrouva une toute relative lucidité lorsqu'il aperçut une aiguille.
— Mais… Qu'est-ce que vous foutez ici ? J'ai quoi ?
— Simple contrôle, répliqua le praticien en enfilant des gants en latex. Nous voulons nous assurer que vous êtes victime d'un simple coup de chaleur, et non pas d'une infection ou d'un quelconque virus. Je vais vous poinçonner le doigt de manière à vous prélever une goutte de sang. Vous ne sentirez rien.
— Et lui ? Qui c'est ?
— Un assistant, mentit le docteur.
Dumortier tendit un bras tremblant. Avec l'aiguillon stérile, Flament fit fleurir un pétale de sang, qu'il étala ensuite sur une bandelette jaune en son extrémité. Dans son geste, il m'adressa une œillade sévère.
— J'espère qu'après ça, vous me ficherez la paix !
Il agita la bande-test, tout en posant sa main sur le front du patient, puis il se rigidifia brusquement quand le jaune clair vira au bleu cobalt.
— Sacré bon Dieu ! Comment est-il possible que…
— Quoi ! brailla Dumortier en se suçant l'index. Quoi !
Flament peina à retrouver sa voix.
— Cette couleur… prouve la présence d'antigène du plasmodium dans votre sang. Je suis désolé mais… vous avez… le paludisme…
Dumortier tressaillit, se perdit dans une expression de vacuité avant que la réalité ne le fouette violemment.
— Mais… Mais c'est pas possible ! C'est pas possible ! Toubib ! J'ai jamais quitté c'te place ! C'est une erreur ! Une putain d'erreur !
— Navré, souffla le docteur en secouant la tête. Mais le test est sûr à cent pour cent… Je ne peux pas dire… quel taux de parasite, mais la période d'incubation est passée. Nous allons vous hospitaliser. Maintenant…
Dumortier s'arracha de sa couche et lui agrippa la manche.
— Vous déconnez, docteur ! C'est pas vrai !
Il s'effondra sur son lit, à genoux, les paumes tournées au ciel, tandis que Flament s'approchait de moi en ôtant ses gants.
— Combien… de personnes avez-vous sur… votre liste ?
Je dépliai difficilement la feuille, les phalanges paralysées.
— Cinquante-deux…
— Seigneur Dieu !
Ça y était… Le fléau était ici, dans les foyers. On pouvait le sentir à la moiteur, à la douleur des visages. Cet air lourd, humide, souillé. Nous arrivions trop tard, bien trop tard…
Je me ressaisis et poussai les identités sous les yeux hagards de Dumortier.
— Je suis sincèrement désolé, monsieur… Mais… vous devez me dire si vous connaissez ces personnes.
Il serra un drap entre ses poings, les traits décomposés, avant d'acquiescer lentement.
— Odette Fanien… Gérard Greux… Frédéric Tavernier… Oui… tous… Ils habitent… ici… au pied des collines…
Une nouvelle quinte de toux le plia en deux. Je m'assis sur le lit, les jambes fébriles. Aujourd'hui plus que jamais, je détestais mon métier.
— Commissaire… Qu'est-ce qui se passe ici ? s'éberlua le médecin, la bandelette bleue entre ses mains agitées.
Je sortis mon téléphone portable.
— Ce village est en train de mourir… Ne… ne passez aucun coup de fil tant que je n'ai pas joint mes supérieurs…
Chapitre vingt-neuf
Leclerc avait accusé un sacré coup à l'autre bout de la ligne. Une fois seul, je lui avais expliqué que le palu avait touché un lieu-dit sur les hauteurs de Grenoble et que, pour le moment, nous ignorions l'étendue des dégâts.
Une chose était cependant certaine. Le délai d'incubation avait explosé. Si les personnes atteintes ne mouraient pas, elles traîneraient les fièvres et les malaises jusqu'à la fin de leur existence.
Le divisionnaire m'avait demandé d'assurer la plus grande discrétion, dans l'attente de directives précises des hautes instances. Il ne s'agissait pas de laisser se répandre une peur panique. Pour chapeauter un plan d'urgence, il avait contacté l'antenne grenobloise du SRPJ de Lyon. Les équipes ne tarderaient pas à débarquer, avec ambulances et personnel soignant.
À l'étage, Dumortier tremblotait en chien de fusil, brûlant de fièvre. Il délirait presque, ses yeux roulaient fous dans ses orbites d'un jaune cireux.
Le médecin, à ses côtés, paraissait désemparé.
— Nous devons l'emmener à l'hôpital ! Maintenant ! Lui et… les autres de la liste !
— Des secours vont arriver rapidement, accompagnés de policiers.
Flament me lança un regard furieux.
— Je suppose que vous n'allez pas me dire ce qui se passe ? J'ai le droit de savoir, bon sang ! À quelle… expérience diabolique ont été exposés ces gens ? Vous êtes… des services secrets ? Sont-ils victimes d'un acte terroriste ?
Je le tirai par le bras vers l'autre bout de la chambre.
— Il n'y a rien de terroriste ! Ce sont les folies d'un malade qui court nos rues. Il se venge de… ces cinquante-deux personnes… Dites, vous connaissez le coin. Y a-t-il un risque que les moustiques aient essaimé dans d'autres villages ?
— Le plus proche est à plus de trois kilomètres d'ici. Il n'y a pas eu un seul grain de vent ces quinze derniers jours et les anophèles sont plutôt endophages. Le risque est donc quasi nul… Mais… Pourquoi se vengerait-il de ces individus ?
— Je l'ignore, ça a très certainement à voir avec son passé, il y a vingt-cinq ans. La réponse se trouve forcément dans la bouche de ces villageois. Alors vous allez rester avec lui, en attendant les renforts. Je file interroger quelqu'un de plus vaillant.