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Ses paroles saignaient, à nouveau son visage s'obscurcissait, à l'image des nuages qui dévalaient furieux des pentes. Un craquement plus sévère résonna dans les vallées. Ça approchait…

— Elle emploiera tous les subterfuges, les artifices pour piéger nos maris. Et elle y arrivera. Oh ça oui, elle y arrivera !

— Comment ?

— Le charme. Les sous-entendus. Les tenues affriolantes. Les bains qu'elle prenait au petit matin, nue, à la cascade, loin dans la forêt… Oh ! Croyez-moi, les hommes connaissaient cet endroit ! Puis… On découvrira plus tard, chez elle, un tas de composés aphrodisiaques ou des hallucinogènes puissants… Notamment des psilocybes, des champignons du coin…

— Comme des philtres d'amour ?

— En quelque sorte, oui…

— J'avoue que j'ai du mal à saisir… Vous auriez dû réagir ? Je ne sais pas moi, vous…

Elle rabattit sa paume sur la table.

— Vous n'avez pas vécu ici, ne connaissez pas l'état d'esprit de l'époque ! Vous ne pouvez pas comprendre…

Je levai le front vers les ondulations verdoyantes. J'y imaginai l'être de chair aux longs cheveux ondulés, aux yeux de jade, aux seins rebondis, jaillie de l'un des dessins au fusain pour embaumer les mâles de ses potions diaboliques.

— Et Vincent ?

Elle inspira profondément, de ses poumons fatigués.

— La police nous apprendra plus tard qu'elle le forçait à épier ses perversités… Dans la chambre, il y avait une glace déformante au plafond qui… faisait onduler les corps… Vous savez, un peu comme dans les foires.

J'acquiesçai.

— … Puis un placard, percé d'un trou, où elle enfermait le petit avant d'amener des gars dans son lit… Un trou trop haut pour que le gamin ait les yeux en face… Alors, on a supposé qu'il ne voyait sa mère… que de biais, par l'intermédiaire de ce drôle de miroir… On n'a jamais bien su… le pourquoi de ce stratagème… Apr… Apr…

Son verbe fléchissait, tant ses pensées la blessaient. Je lui serrai à nouveau les mains fort entre les miennes.

— Prenez votre temps, Odette. Tout le temps qu'il faudra…

— Après… l'acte, elle… se mutilait la poitrine avec… un couteau… Elle… y traçait… une croix…

Comme un trophée de plus… II… il paraît aussi que… qu'elle s'était… fait ligaturer les trompes… pour… pour ne plus jamais être fécondée…

La ligature des trompes. Le tatouage représentant le nœud… Odette allait craquer, elle n'irait pas au bout. J'empoignai les rênes de la conversation, inclinant un peu la tête.

— Je crois savoir le pourquoi de ce stratagème, la glace déformante. Vous voulez en connaître la raison ?

Elle leva un visage attristé, opinant lentement.

— La mère ne voulait montrer à son fils qu'un reflet d'elle, une simple image. Peut-être lui faire sentir que ce n'était pas elle qui officiait, pas son âme mais juste son enveloppe charnelle. Le corps n'est qu'un instrument ; le miroir le dématérialise encore plus, il l'aplanit, le déforme, le détache de son propriétaire, il sépare la chair de l'esprit… Je crois que Vincent l'a perçu comme tel et il n'en a jamais voulu à sa mère… J'en suis même persuadé…

Elle émit un long souffle rauque. Moi aussi, l'histoire me prenait aux tripes, me soulevait de terre, m'ébranlait.

Je nous versai un nouveau verre d'eau. Elle le but à grandes gorgées bruyantes.

— Donc, repris-je d'une voix comparable à un murmure, Vincent grandit avec une mère qui a des crises de délire et attire des hommes chez elle. À quoi ressemble sa jeunesse à La Trompette blanche ?

Elle garda le verre au creux de ses paumes.

— Un mur de dégoût a grandi contre ces deux êtres… Les femmes détestent la mère, leurs gosses détestent Vincent… Personne ne le connaît réellement, en définitive… Il est très solitaire, parle peu, reste constamment enfermé, aux côtés de… cette folle. Je pense même qu'il… qu'il s'occupait d'elle, quand elle ne pouvait pas le faire… On le voyait souvent remonter des bûches de la forêt… ou aller chercher le lait et le pain au village voisin…

— À Veyron, c'est bien ça ?

— Oui, Veyron… Les quatre ou cinq années où il a vécu ici, il a subi les agressions verbales, les brimades, les sobriquets. L'œil de Satan Jean d'Arc. A l'école primaire de Veyron, ou dans le bus qui l'emmenait au collège, à Grenoble, il était, pour les enfants comme les parents, tantôt le fils de la folle, tantôt le fils de… la salope… Il a traversé cette route tous les soirs en pleurs, avant de grimper sur sa colline, sous les insultes… Que vous dire ? Je… je n'ai pas été différente des autres… Je les ai haïs, moi aussi…

Elle considéra la photo de son mari, les yeux embués.

— … pour ce qu'ils m'avaient volé…

Odette se leva et resta figée devant sa baie, les pupilles rivées vers ce vert d'émeraude.

— Nous sommes maintenant en 1980, poursuivis-je en la rejoignant. Vincent a quinze ans. Comment cela s'est-il terminé ?

Elle croisa les bras, bouleversée par le froid intense de ses souvenirs.

— Mal, très mal… Nous… avions promis de ne plus jamais en parler… à quiconque… Il fallait oublier… Tout ce mal…

— On n'oublie jamais… Tout reste enfoui là, en nous, quoi qu'on fasse…

Elle rencontra mon regard dans le reflet de la vitre.

— Un… un soir d'été, la folle est descendue en larmes, sanglotant que son enfant avait disparu, qu'il… qu'il était parti en courses à Veyron sans en revenir. Vous l'auriez vue cogner à nos portes ! Personne ne lui a ouvert, on… lui a même…

— Ri au nez ?

— On peut dire ça, oui… L'air était très chaud, brûlant même, je me rappelle… Certainement l'un des étés les plus étouffants, jusqu'à cette année… Ensuite… elle part errer dans les collines puis… s'enfonce dans la forêt, alors que la nuit tombe et que l'orage gronde très fort au loin… Les hommes veulent l'empêcher d'aller là-bas et partir eux-mêmes à la recherche du gosse, mais… les femmes font bloc. Pas question de lui porter secours, surtout pas eux ! A ce moment, personne ne pense à Vincent, la colère, la rage, le ras-le-bol sont trop forts…

— Et ?

— Elle est revenue le lendemain matin… les membres en sang, les paumes ouvertes… L'orage avait été d'une violence inouïe, la forêt est dangereuse, très pentue et pleine de silex tranchants, de racines… Son fils n'était pas là… Cette fois, l'inquiétude grandit… Sans crier gare, la folle se rue sur Renée, la mère des frères Ménard… Elle lui arrache les cheveux, lui lacère le visage de ses ongles, prétendant que ses mômes ont toujours détesté son petit et lui veulent du mal… Les hommes se précipitent, on appelle la police…

Le drame grandissait, on pouvait palper, rien qu'à observer ces collines, l'ambiance morbide de l'époque. Des habitants isolés, apeurés, haineux, ligués en masse contre une pauvre femme et son fils.

— … L'un des Ménard finit par avouer, sous la pression de la police… Alors il raconte… Avec son frère, ils ont voulu effrayer Vincent en l'entraînant dans un endroit qu'ils ont découvert, derrière la cascade de la Goutte-d'Or, loin là-bas, derrière la forêt… Le minot aurait glissé au fond d'une galerie, alors ils ont fui, pris de panique… Vincent sera remonté de la grotte une nuit et un jour après sa disparition…

Elle pleurait à présent, de larmes silencieuses.

— Les hommes qui sont allés… visiter cette grotte profonde rapporteront qu'elle était envahie… d'insectes… Des centaines d'araignées, de cafards, un tas de bestioles horribles… pire que dans un cauchemar… Il paraît que c'était à cause… de l'humidité et de la lumière, je sais pas trop… Imaginez un peu la terreur du gamin… Un gamin de quinze ans…