— J'imagine parfaitement, croyez-moi, j'imagine parfaitement… Et donc, Vincent retrouve sa mère ?
— Quand il rentre chez lui, il… il y découvre deux médecins… un homme et une femme, qui… qui lui expliquent que sa mère ne va pas bien… qu'ils… qu'ils vont la placer en sécurité, pour la soigner…
— À l'hôpital psychiatrique ?
— Oui…
— Les Tisserand…
— Pardon ?
— Ces docteurs s'appelaient Tisserand…
Elle ne releva pas, fonçant dans cette dernière ligne droite.
— Un policier garde Vincent avec lui mais… dans un moment d'inattention, il lui échappe et réussit à se glisser dans la chambre… où la mère est sanglée sur le lit, alors que les médecins s'apprêtent à l'embarquer… Elle abjure, hurle que ce sont des envoyés de Satan, qu'ils nuisent à sa mission et qu'il faut les éliminer… Vincent crie à son tour, on l'arrache à sa mère à laquelle il s'accroche fermement… Puis… Le drame s'est produit… Lor… lorsqu'ils la libèrent… pour… la faire sortir, elle s'empare… du couteau caché sous son matelas… ce même couteau qui lui servait à se mutiler… Elle s'en infligera trois coups en pleine poitrine…
Elle avait mimé le geste.
— L'un des deux toubibs, la femme je crois me rappeler… informe alors Vincent que… sa mère va mourir… Il s'évanouira instantanément, paraît-il… Ils l'ont évacué en ambulance…
Elle se retourna brusquement.
— La suite, on ne la connaît pas… On ne voulait pas la connaître… Tout était fini…
Ses lèvres se refermèrent comme un vieux livre qu'on n'ouvrirait plus jamais. Son regard s'égara vers le plafond. Y cherchait-elle la réponse à une quelconque prière ?
Je redressai les épaules, lentement, secoué jusqu'aux derniers os. Devant moi, s'esquissait le portrait d'un gamin humilié, à l'enfance meurtrie dans une succession d'images violentes et de heurts incessants.
Je comprenais le silence de ses oncle et tante, cette porte fermée sur son passé en sang, cette envie de lui offrir une seconde naissance. Quelle avait été l'ultime pensée de Vincent avant son coma ? Celle de deux docteurs, les Tisserand, le dépouillant de sa mère pour l'éternité ? Ou celle de ces visages mauvais, hommes sans scrupule, femmes et progénitures, qui les avaient acculés dans les retranchements de la méchanceté ?
À l'extérieur, les derniers secours prenaient la route.
Ce fut au tour d'Odette, qui n'avançait plus que tête baissée comme si, quelque part, elle portait le poids mort de ses regrets.
Les cendres noires des nuages mangeaient le soleil, le paysage virait au gris, l'herbe frémissait d'un vent grossissant. L'orage arrivait, droit sur nous. Avec son armada d'éclairs et sa fraîcheur cinglante…
Une voiture stoppa, juste à mes côtés.
— Suivez-nous ! fit Lallain. On file à l'hôpital militaire poursuivre les interrogatoires, puis aux bureaux. Vous m'expliquerez tout là-bas !
— Les premiers bilans pour le palu, ça donne quoi ?
— Vingt-neuf personnes contaminées, sur les cinquante analysées. Plus trois hors liste mais en vacances chez les malades… Trois petits-enfants…
— Putain, c'est pas vrai ! Vous… vous m'avez parlé de cinquante… Il y avait pourtant cinquante-deux noms ?
— Ces deux-là n'habitent plus ici mais Grenoble. Une équipe est partie sur place, on n'arrive pas à les joindre…
Je fronçai les sourcils.
— De qui s'agit-il ?
— Les frères Damien et Fabien Ménard…
J'eus du mal à déglutir. Les deux hommes martyrisant le corps juvénile recroquevillé sur les fusains. Leurs mains crochues, leurs dents pointues… Eux… Les frères Ménard…
Je me penchai par la fenêtre.
— Je… Je vous rejoins… Encore une chose à vérifier…
— Magnez-vous alors ! grogna Lallain. Je me goure, ou vous faites tout pour me foutre des bâtons dans les roues ?
Chapitre trente-deux
J'étais resté là, seul, appuyé sur ma voiture, la tête dans mes mains tremblantes. La Trompette blanche ne respirait plus, privée de ses âmes, étouffée par la maladie. Tout s'était passé si vite… Le tueur rachetait sa jeunesse volée, comme Zeus avec Tantale, il avait condamné ces gens à un supplice éternel ; la prison de leur corps. La fièvre partirait et viendrait, les ébranlant, transparente aux notions de temps et d'espace. Pire qu'une exécution. Une bombe, au creux de leurs entrailles. Ils se souviendraient, toujours, à chaque fois… Ils se souviendraient d'une femme qu'il aurait fallu soigner, d'un enfant qu'il aurait fallu aider.
Les premières gouttes éclatèrent comme de grands baisers humides. Je brandis les paumes au ciel, l'eau s'y invita sans retenue, tandis que les collines tressaillaient, leurs sols libérant soudain leurs bonnes odeurs de terre fraîche. Je partis alors, les maisons aux murs blancs et toits rouges s'évanouirent lentement, dans cette brume d'eau, comme si rien de tout cela n'avait existé. Juste un rêve…
Je roulai jusqu'à Veyron, ce village d'où se déroulait l'immense forêt de pins à la pente agressive, érigée d'arbre en arbre jusqu'aux flancs des sommets. Dans quelques heures, on traquerait Vincent partout en France, arpenterait chaque pavé, interrogerait proches, voisins, amis. On chercherait, mais on ne trouverait pas. Parce qu'il avait une dernière mission à accomplir. Ici, en ces terres fracturées.
Les frères Ménard.
Je m'engouffrai dans un bistrot, la veste par-dessus la tête tant le ciel crachait, puis demandai le moyen d'atteindre la Goutte-d'Or. La patronne, un peu surprise, m'accompagna sur la terrasse et désigna une montagne en forme de dent de requin.
— Il n'y a pas de sentier balisé qui mène à la cascade. C'est un endroit sauvage et dangereux, en bordure d'un gouffre d'une dizaine de mètres de profondeur… Je vous déconseillerais d'y aller aujourd'hui… Nous ne sommes pas encore au cœur de l'orage et, croyez-moi, il va être d'une violence rare !
— Je prends le risque…
— Vous seriez pas parisien, vous ?
Elle ravala vite fait son sourire.
— Bon, si vous n'avez pas peur de la foudre, ni de glisser dans la gorge, libre à vous ! Il y a un parking, un peu plus en hauteur. Garez-vous là et attaquez la forêt de cet endroit. Gardez toujours la dent du Diable en ligne de mire. Après deux kilomètres, vous arriverez normalement au bord du canyon. Longez-le par la droite. Vous trouverez alors la cascade… Mais, encore une fois…
Je m'éloignais déjà, dans ces rideaux de pluie, la remerciant d'un bref coup de menton.
Entre un aller-retour d'essuie-glace, je dégotai l'aire de stationnement, un simple espace défriché à l'écart de toute forme de civilisation. Je vérifiai l'état de mon Glock. Chargé, sécurité du percuteur en place. La Maglite, dans ma boîte à gants. Mon portable, que j'enroulai dans un emballage de sandwich. J'étais paré. Seul problème, cette flotte, tant désirée… Et qui se dressait devant moi dans un vacarme de vitre brisée.
Instantanément, ma chemise, mon pantalon se gorgèrent d'eau, mes souliers de boue. Devant, racines piégeuses, silex acérés, aiguilles bruissantes. Et une brusque noirceur de suie. L'orage. Fougueux et diabolique.
En mire, la dent du Diable… Happée en sa pointe par le déluge… Découpée par les troncs sinistres… Mais toujours là, puissante, érigée.
J'imaginais… J'imaginais Vincent, traîné par les deux frères, sous la colère du ciel, dans ces mêmes fureurs liquides, insulté, peut-être battu. Je voyais les ombres croître, autour, comme autant de démons, alors que la forêt se refermait, obscure, pareille à une grande main assassine. J'avançais sur ses pas d'enfant et frissonnais tout autant. Son passé explosait devant mes yeux. Ses hurlements, ses peurs, son calvaire. Aux autres de subir, maintenant. Il allait le leur rendre au décuple. Par la brutalité de ses meurtres.