RICHARD BIRKEFELD & GÖRAN HACHMEISTER
Deux dans Berlin
Richard Birkefeld (né en 1951) et Göran Hachmeister (né en 1959) écrivent à quatre mains. Tous les deux historiens, leur domaine de recherche couvre l’histoire culturelle et sociale de la première moitié du XXe siècle. Ils ont publié de nombreux livres et essais d’histoire. Deux dans Berlin leur a valu en 2003 le Deutscher Krimipreis et le Glauser Krimipreis du premier roman.
1
Les kapos s’étaient éloignés. Il entendait leurs rires, les voyait fumer au bord de la carrière. Ils jetèrent un coup d’œil au fond, firent des remarques méprisantes, reprirent enfin leur ronde. Plus personne ne lui prêtait attention. Épuisé, il s’adossa au wagonnet.
Il en avait assez de s’abrutir au travail au fond de ce chaudron, harcelé par ses bourreaux qui le frappaient et lui crachaient dessus ; du lever au coucher du soleil, vêtu de haillons puants, sans trêve ni répit, sans avoir le temps de manger, de pisser, de murmurer même quelques mots.
Il suivait des yeux le moindre mouvement des kapos, entendait encore leurs rires grossiers ; puis il les vit s’éloigner de plus en plus, s’arrêtant de nouveau et lançant des cailloux dans la carrière. C’était leur occupation favorite. Ils visaient ses camarades qui extrayaient des pierres de la paroi rocheuse, s’amusant ainsi à blesser ou tuer des êtres humains. Ce jeu s’appelait « tir-aux-pigeons-d’argile ».
Il se détourna un instant, se couvrit la bouche de ses mains pleines d’ampoules, étouffant difficilement une quinte de toux.
Surtout ne pas attirer l’attention.
Des profondeurs de la cuvette montait le bruit confus des pics et des masses, les cris de douleur sporadiques de camarades touchés par des projectiles, auxquels se mêlaient jurons et insultes. Le bourdonnement dans ses oreilles augmenta : il faisait tellement d’efforts pour se concentrer qu’il en frissonna. Les guenilles à rayures plaquées contre son corps dégouttaient de sueur, le soleil d’août chauffait la carrière à blanc. Il s’accroupit, se recroquevilla dans l’ombre courte du wagonnet.
A quelque cinquante mètres, dans l’air vibrant de chaleur calcinante, il distingua une poignée de détenus. Comme lui, ils avaient cessé le travail après avoir chargé un wagonnet de blocs de pierre. Quelques-uns se laissèrent glisser dans l’ombre de la benne ; d’autres restaient debout, faisant semblant de traîner des pierres. Toute pause dans le travail prolongeait la vie mais aussi les supplices, et les souffrances. Tous le savaient, beaucoup ne pouvaient l’endurer…
Il les avait vus, tous ces candidats à la mort, membres disloqués, carbonisés, plaqués contre la clôture électrifiée, le corps fracassé au fond de la carrière après un saut de trente mètres, des visages bleuâtres au cou pris dans des nœuds coulants de haillons torsadés en corde, ou exsangues quand ils s’étaient ouvert les veines avec des objets émoussés.
Du regard, il chercha les sentinelles SS postées autour de la carrière. La plupart allaient par deux ou trois, scrutant attentivement les lieux, le doigt sur la détente du pistolet-mitrailleur. La lie de l’Allemagne, des Allemands avides de butin, des soi-disant compatriotes qui baragouinaient l’allemand, venus de Roumanie, d’Ukraine ou de l’Autriche annexée, des assassins qui tous les jours tuaient des déportés que ces chiens de kapos rabattaient délibérément sur leur ligne de tir. Ce jeu s’appelait « fusillé-au-cours-d’une-tentative-d’évasion ». La plupart du temps, c’est à l’appel du soir qu’on apprenait qu’ils s’étaient de nouveau adonnés à ce plaisir, quand quelqu’un manquait dans les rangs. Fusillé-au-cours-d’une-tentative-d’évasion — un pauvre gars, qu’on avait peut-être connu, avec qui le matin même on avait encore franchi le portail du camp, en passant sous l’inscription dérisoire « Juste ou faux. Ma patrie ».
Il voulut cracher par terre, mais il avait la bouche sèche. Il cogna du poing sur la pierre. Ma patrie allemande ! Le sol allemand ! Elle lui avait tout pris, la patrie, elle l’avait trompé et réduit en esclavage, et voilà qu’elle voulait aussi éteindre en lui la dernière étincelle de vie. Cette merde brune et sèche, ce dur terreau allemand si encensé ne voulait rien savoir de ses efforts pour lui arracher des pierres, comme s’il voulait l’empêcher d’atteindre ce contingent journalier de caillasses à charger sur les bennes qui seul le maintenait en vie. Il haïssait la guerre, les uniformes, la race aryenne des seigneurs, le Führer, cette ordure mythomane et toute sa suite, le pied-bot et ce gros porc de Goering. Il haïssait tout cela. Et pourtant, naguère, il y avait cru. Il avait la rage au cœur parce qu’il savait que cette haine lui sauvait la vie. Certains de ses camarades continuaient à vivre parce qu’ils aimaient leur famille, leur femme, leurs enfants ou Dieu sait qui. Lui aussi aimait sa femme et son fils, la question ne se posait même pas, mais cet amour le rendait fou, le minait, faisait de lui un être vulnérable. La haine, au contraire, lui donnait de la force et lui permettait de puiser au plus profond la volonté de résister. Grâce à la haine, il supportait humiliations et souffrances, encore et encore, jour après jour.
« J’aime la haine », disait-il quelquefois au cours de ces conversations nocturnes à voix feutrée, quand ils étaient allongés dans les baraques, accablés, éreintés. Des camarades incorrigibles qui continuaient de croire en Dieu lui portaient la contradiction. Ils n’avaient toujours pas compris, compris qu’ils rôtissaient depuis longtemps en enfer.
Il continuait à frapper du poing le sol rocailleux.
J’aime la haine, et je survivrai à cet enfer.
Les noms. Ils étaient là, de nouveau, les noms de ceux qui l’avaient précipité dans ce gouffre satanique, ils le dévisageaient, les yeux écarquillés. Il distinguait leurs visages dans les rochers de la carrière, dans les nuages, dans les lignes du bois du plafond de la baraque, dans les tas de merde des latrines. Il se les imaginait, à cet instant précis assis au café Kranzler, dans des conversations animées, jouissant de cette paisible journée d’été sans se poser une seule seconde la question de savoir ce qui se passait au-delà de leur petite communauté, ce qui pouvait lui arriver, à lui et à ses camarades, dans cette patrie de merde.
Sa respiration se fit plus calme, la sueur séchait lentement sur son front. Il leva les yeux et suivit le vol d’un rapace qui décrivait des rondes haut dans le ciel, en quête d’une proie. L’oiseau planait au-dessus du chaudron, volait au-dessus des kapos toujours arrêtés et qui continuaient à lancer des cailloux. Il monta loin au-dessus d’eux, vers le soleil.
Il cligna les yeux et crut découvrir d’autres oiseaux de proie dans les rayons brûlants. Il sursauta. Crevant la lumière aveuglante, ils se jetaient sur lui comme des ombres, épousant les accidents du terrain. Des nuages de poussière s’élevèrent, tourbillonnant dans l’air chaud. Le rugissement régulier de moteurs se faisait écho à lui-même, en vagues successives, roulant sur le paysage tremblant. Il devint si assourdissant qu’il se ramassa encore plus sur lui-même, prenant appui contre la benne de ses paumes moites. Il vit les sillages de feu des rafales crachées par les mitrailleuses de bord, les sentinelles fauchées par les balles, des geysers de pierres voler par-dessus les rails, des wagonnets et des groupes de détenus s’abattre dans les profondeurs. Un tonnerre de détonations auquel se mêlèrent d’horribles cris résonna du fond de la cuvette.
Il s’était jeté sous le chariot. Étendu sur le dos, il ne bougeait plus. Des traînées d’huile noires mêlées à des rubans de condensation formèrent des demi-cercles dans le ciel. Les chasseurs-bombardiers revenaient. Alors que le vrombissement augmentait, il se retourna sur le ventre, tête dans le menton, mains plaquées sur les oreilles. De grosses gerbes de terre furent soulevées devant lui et projetées dans les airs, des arbres brisés. Des blocs de pierre d’un quintal tourbillonnèrent avant de s’abattre sur le sol. Des éclats de bombes percutaient la terre autour de lui ou retentissaient sur le métal de la benne. Il fallait qu’il file, et vite.