— Elle ne m’a pas dit que votre famille était morte comme ça, continua Buchwald, l’air troublé. Vous croyez que ça cache quelque chose ?
Il le regarda.
Tu peux en être certain, espèce de pauvre idiot.
— Je ne sais pas. Je voudrais simplement savoir exactement comment ils sont morts. Pour trouver le repos.
— Je comprends.
Buchwald jeta un œil à sa montre, puis vida son bol.
— Vous m’excuserez, il faut que j’aille rendre visite à ma mère à Friedenau, voir si elle a bien surmonté les derniers raids. On se reverra peut-être. Comme je vous l’ai dit, je suis là assez souvent. Tous les dimanches.
9
Ainsi la police soupçonnait-elle Buchwald d’avoir assassiné sa fiancée. Le promis de la Frick n’avait jamais été sur sa liste. Au contraire. Il lui avait toujours paru bien sympathique. Aux réunions, le plus souvent organisées par Lotti — « Surtout quand on est commerçant, il faut se mettre bien avec les voisins » —, Buchwald était le seul avec qui il se sentait à peu près à l’aise. Les autres lui avaient toujours parus suspects, même quand, certains soirs bien arrosés de vin et de bière, ils levaient leur verre à l’amitié entre membres de la même communauté nationale. Tout ça n’était que vernis mensonger, il le savait à présent.
Il est certain que cette guerre de bombardements avait laissé son empreinte partout : tout le monde cherchait à sauvegarder ce qu’il restait des années d’abondance, mais chacun demeurait seul, avec ses peurs et ses méfiances. Assis en face de lui, mains tremblantes et cramponné à sa cigarette, Buchwald avait eu l’air d’un chien abandonné qui a perdu une maîtresse sévère et qui remue la queue en se frottant contre la jambe de quiconque lui marque le moindre intérêt. Toute cette communauté patriotique nationale jadis si encensée n’était plus qu’un ramassis d’hommes veules et de femmes qui vous mentaient effrontément.
— Ça vous a plu ? lui demanda la serveuse tout en s’emparant du bol de Buchwald.
Il opina, prit le dernier cornichon et lui montra son assiette vide.
— Vous pouvez débarrasser ça aussi.
— Ce sera tout ?
Elle essuyait la table à petits coups de torchons lents. Comme elle était large, elle dut se pencher en avant, ce qui la rapprocha de lui. Il ne bougea pas, renifla un délicat parfum de savon au lilas et d’eau de Cologne, auquel se mêlait une légère odeur de transpiration. Il sentit l’excitation monter et ne désira plus qu’une chose : rester assis là et fermer les yeux. Cela faisait deux ans qu’il n’avait pas été dans les bras d’une femme, les bras de Lotti. Deux années sans tendresse, privé de caresses. Il avait parfois vu des femmes, en face, dans le camp des détenues, sales, enveloppées de haillons, pieds nus dans des galoches. Quand ils savaient qu’ils n’étaient pas observé, ses camarades et lui les regardaient, muets et respectueux, espérant un geste volé ou un échange de regards à la dérobée. Grâce à ces petits signes nostalgiques et désespérés, on se sentait encore vivant, on se rappelait ce qui avait existé avant l’horreur. Il sentit des draps frais, flaira de la soie sur la peau, respira une haleine chaude sur le cou, de la chair nue, de la moiteur, du désir…
— Vous voulez encore quelque chose ?
La douleur qu’il ressentait à l’entrejambe devint insupportable. Son pénis était comme ligaturé, exsangue et gourd.
— Houhou !
Debout devant la table, plateau en main, elle le regardait amicalement, l’air interrogateur.
— Désolé…
Espérant qu’elle ne remarquerait pas son trouble, il s’empara de la carte qu’elle lui tendait. La pression dans son pantalon se relâchait. Après tout, pourquoi ne pas rester et commander encore quelque chose ? Il était mieux là que dans sa cabane de jardin non chauffée. Il avait de l’argent sur lui et des cartes d’alimentation. Tout cela venait du porte-monnaie en cuir que la Frick tenait caché sous sa veste, courroie autour du cou. Il pouvait bien s’offrir encore quelque chose. La carte paraissait certainement bien squelettique à beaucoup, mais après deux ans à manger de la merde, pour lui c’était des plats de choix.
— Je crois que je vais reprendre une saucisse de foie et un…
Il repliait la carte, levait les yeux vers elle et, au moment où il allait terminer sa phrase, il remarqua que quelque chose avait changé dans le café. Tout était soudain devenu silencieux. Et c’est alors qu’il les vit : trois hommes vêtus de manteaux de cuir et portant des chapeaux noirs. L’un d’entre eux était resté à la porte d’entrée, tandis que les deux autres demandaient déjà leurs papiers aux premiers clients du comptoir.
Il essaya de contrôler la panique qui l’envahissait, prit de nouveau la carte dans une inutile tentative de se cacher derrière, la reposa sur la table, voulut se lever mais ne réussit qu’à repousser sa chaise contre le mur, jeta un œil à gauche, puis à droite, quand son regard rencontra deux yeux compréhensifs.
— Il faut que vous sortiez de là, n’est-ce pas ?
Il aurait voulu disparaître. Oui, il faut que je sorte d’ici, aide-moi, aide-moi… Il était comme pétrifié et avait l’impression qu’il n’arriverait même plus à approuver d’un battement de paupières.
— Restez calme.
La femme défit le nœud de son tablier blanc.
— Vous allez le mettre, puis vous prendrez ce plateau et vous irez tranquillement derrière le comptoir et, de là, dans la cuisine.
Il se leva prudemment, à moitié caché par la femme, saisit le tablier et le noua. Baissant la tête, il prit le plateau chargé de vaisselle et se rendit derrière le comptoir tout en observant du coin de l’œil les agents de la Gestapo absorbés dans les papiers d’identité. La plus jeune des femmes le regarda un instant l’air étonné quand il arriva en tablier chargé d’un plateau, mais elle sembla comprendre tout de suite la situation et ne s’intéressa plus à lui. Il passa devant elle, ouvrit la porte battante d’un coup de reins et se retrouva dans la cuisine. Ses genoux tremblaient, ses jambes faillirent se dérober sous lui et la vaisselle s’entrechoqua sur le plateau.
La femme apparut quelques instants plus tard. Elle lui fit signe de se taire, le débarrassa du plateau et du tablier et le conduisit par la porte de derrière dans une petite cour ceinte de hauts murs. Elle lui prit la main, le tira vers la gauche, passa devant quelques marches qui menaient à une cave et entrouvrit la porte en bois d’un bâtiment annexe. Ils se faufilèrent dans l’entrebâillement.
Il faisait sombre à l’intérieur et il ne repéra d’abord que la vague silhouette d’un chariot à ridelles. Des tonneaux étaient empilés contre les murs. Quelques stères de bûches aussi. Ils passèrent devant des baquets de maçon, des pelles, des fourches à charbon et arrivèrent devant une échelle de meunier qui aboutissait à une trappe.
La femme lui fit un signe et gravit les échelons. Il la suivit. Elle bascula la trappe d’une brusque poussée, monta dans la soupente où elle l’attendit.
Il y régnait une lumière diffuse qui venait de l’unique fenêtre d’une espèce de chien-assis. Il vit une table, des chaises, diverses armoires, une étagère avec des livres dépareillés et, sous la pente du toit, une cuisinière en fonte.
Côté pignon, il y avait un lit en fer à deux places sur lequel étaient assis un homme et une femme, étroitement serrés l’un contre l’autre. Une valise était posée devant eux sur le plancher. Ils étaient vêtus de lourds manteaux, chapeautés, gantés, comme sur le point de partir pour un long voyage. Ils le regardaient fixement et se serrèrent encore plus l’un contre l’autre, se prirent les mains.