La femme les tranquillisa.
— Tout va bien. Ne vous faites pas de soucis. C’est un ami.
Elle se tourna vers lui et dit :
— Placez-vous près de la fenêtre et observez la porte de la cuisine jusqu’à ce que je vous fasse signe qu’il n’y a plus de danger.
Puis elle quitta la soupente. Depuis la fenêtre, il la vit traverser la cour et disparaître dans la cuisine.
Il n’osait pas parler au couple assis sur le lit. Ils avaient toujours l’air aussi effarés et se regardaient brièvement de temps à autre. Il leur tourna le dos et inspecta la cour à travers la vitre grise. Il savait qu’ils ne le quittaient pas des yeux, se sentait mal à l’aise, coupable en quelque sorte. Il revit les écriteaux, se rappela les ricanements sarcastiques, les vitres qui volaient en éclats, les hurlements, les appels à l’aide, les flammes qui sifflaient, une étoile piétinée, des vieux portant la barbe, des enfants apeurés. « Racaille, dehors, la canaille ! » — non, impossible, ce ne pouvait être sa voix. Était-ce bien lui, là, au bord du trottoir, cette nuit-là, éclairé par les flammes ?
Tout était si tranquille dans cette soupente. Il osait à peine respirer. Il n’entendait que les battements de son cœur. Incapable de se retourner, il restait à la fenêtre sans bouger, regardant fixement dehors. Le temps d’une éternité.
La femme blonde se montra enfin à la porte de la cuisine. Elle portait un manteau plié sur le bras et dans la main son chapeau noir. Elle leva les yeux vers la fenêtre et lui fit comprendre qu’il pouvait descendre.
Il se tourna à demi vers le couple, esquissa un sourire, se dirigea vers la trappe, descendit et courut vers la femme. Elle lui tendit le manteau et le chapeau.
— Je ne sais absolument pas quoi vous dire… comment je pourrais vous remercier pour tout. Vous êtes une femme si courageuse. Je n’aurais jamais cru qu’il y ait encore des gens comme vous, des gens qui…
Elle fit un signe de dénégation de la main.
— Pensez-vous ! Venez, il vaut mieux ne pas repasser par le café.
Il la suivit. Ils passèrent devant la fenêtre de la cuisine, tournèrent au coin du bâtiment dans un étroit passage qui longeait le mur. Quand elle s’arrêta devant une porte en fer verrouillée, il lui prit les mains pour la remercier, mais elle en dégagea une pour lui intimer de se taire.
— Inutile de dire quoi que ce soit, c’est bien comme ça. Prenez à droite en sortant, vous serez très vite dans la rue.
Il aurait préféré fermer les yeux pour ne se concentrer que sur ce seul contact. Il était tenté d’entrouvrir les lèvres, de respirer son odeur, de sentir le parfum de lilas dans ses cheveux…
C’était le premier geste humain dont on lui faisait cadeau depuis longtemps et il eut honte de l’envie qui montait en lui, d’autant qu’il se sentait comme un petit enfant perdu. Le sang lui afflua au visage. La femme lui sourit un instant, puis elle retira sa main, sortit un trousseau de clés de la poche de sa jupe et ouvrit la porte.
Il jeta un œil prudent à droite et à gauche et c’est presque sur la pointe des pieds qu’il pénétra dans la rue. Il entendit la porte se refermer derrière lui et se souvint tout à coup du nom du parfum, Reine du bal, une lourde odeur de musc et de lavande. Le parfum préféré de Lotti.
10
Installé sur une chaise longue sous un vieux chêne du parc de la maison de convalescence, il avait une vue panoramique sur le terrain en pente douce limité par un petit fossé au-delà duquel s’étendaient à perte de vue des chemins de terre herbus et des champs de betteraves.
En tant que maître d’œuvre, il était toujours resté à l’arrière. Pourquoi était-il allé sur le terrain ce jour-là ?
Le Gruppenführer avait déclaré :
— Allons-y ! Ordre du jour habituel. Tenez-moi au courant Sturmführer !
Il est au garde-à-vous, le Gruppenführer quitte la place.
Et finalement le rapport :
— Heil Hitler, Gruppenführer ! Opération réussie. Pertes ennemies : 715 morts. Pertes propres : 4 morts.
— Bon travail, Sturmführer. Félicitations pour la réussite de votre plan. Tout a marché comme sur des roulettes. Pour une fois, on m'a envoyé l’homme qu'il fallait. Vous proposerai pour du galon.
— Merci, Gruppenführer.
— Devriez venir une fois avec nous. Ça fait bien dans le tableau.
— Oui, Gruppenführer, à vos ordres.
Était-ce pour cette raison qu’il était allé avec eux ?
— Herr Sturmbannführer, Herr Sturmbannführer, vous dormez ?
Kälterer sursauta. Il lui fallut un bref instant pour revenir à lui.
— Non, répliqua-t-il en esquissant un pâle sourire, je me suis laissé aller à rêver en contemplant le paysage.
— Vous vous êtes endormi, dit d’un air de reproche l’infirmière, Mlle Gerda. Et pourtant je vous avais bien dit d’emmener une couverture pour vous allonger sur une de ces chaises longues. Nous ne sommes plus en été, mais en octobre. Vous pourriez attraper la mort.
La mort ne s’attrape pas, elle vient toute seule, elle vient vous chercher… ou bien on survit.
— Un officier voudrait vous parler.
Derrière l’infirmière restée à son côté pour lui prendre le pouls et qui continuait à le regarder de son air maternel et faussement menaçant, s’avança un homme de vingt-cinq ans environ, sanglé dans un uniforme SS noir, casquette à visière et gants pincés sous le bras gauche comme le voulait le règlement. Yeux bleu-vert légèrement rougis, un visage anguleux et pâle, front haut et cheveux blonds pommadés soigneusement coiffés en arrière, raie à gauche.
Un aide de camp. Vraisemblablement un de ces bruyants claqueurs de talons.
— Heil Hitler, Sturmbannführer. Je m’appelle Bideaux. Je vous présente les meilleurs vœux de convalescence du service, dit l’homme d’une voix douce et calme.
Il se comportait comme le plus compatissant des médecins de la maison de convalescence. C’est de manière presque nonchalante qu’il avait tendu le bras pour le salut hitlérien.
Kälterer lui adressa un signe de tête. Claqueur de talons, mon œil. Il ne pouvait donc plus se fier à sa connaissance intuitive des hommes ? Cet officier élancé, debout devant lui, souriant, était certainement cultivé, intelligent, mais vaniteux aussi, un peu trop imbu de cette confiance en soi qui allait vite se changer en trop bonne opinion de soi. Il ferait certainement carrière, s’il lui en restait encore le temps…
L’infirmière s’éloigna en silence. Kälterer la suivit du regard. Elle marchait d’un bon pas et disparut derrière la bâtisse. L’éclat des couleurs du feuillage était à son apogée, le gazon bien entretenu allait bientôt se couvrir de tons jaunes et noir-rouge.
— De quel service parlez-vous ? demanda-t-il à voix retenue.
— C’est le Gruppenführer Langenstras qui m’envoie.
— La direction de la Gestapo s’intéresse à moi au point de m’envoyer un émissaire ? Aurais-je commis quelque crime ?
Langenstras était l’homme de Heinrich Müller, bureau IV A, Lutte contre l’ennemi, avant tout intérieur. Pour la plupart de ses interventions, Kälterer dépendait du Service pour la Sécurité-Étranger du bureau VI de l’Office central pour la Sécurité du Reich, placé sous le commandement de Walter Schellenberg. Et Schellenberg, murmurait-on, tentait de prendre la direction du service de contre-espionnage de la Wehrmacht, décapité depuis l’attentat manqué du 20 juillet contre Hitler.