— Langenstras m’a bien prévenu que vous étiez un pince-sans-rire.
Ils échangèrent un rictus tandis qu’il se levait de sa chaise longue avec l’aide du Hauptsturmführer. Il sentit le froid de l’air, l’infirmière avait raison.
— Bien, quel bon vent vous amène ?
— Langenstras voudrait vous parler.
Le clignement d’œil sembla presque complice.
— Nous avons du travail pour vous.
Ils flânèrent lentement dans l’herbe humide en direction de la terrasse.
— Vous en saurez plus au bureau. J’ai une voiture, nous pouvons partir tout de suite, si vous en êtes d’accord. Vous arrivez à remarcher correctement…
Prudemment appuyé sur sa canne, Kälterer clopinait en silence à côté de Bideaux. Le soleil aurait bientôt disparu. Une étrange lumière s’étirait à l’horizon. Kälterer ne savait pas si c’était les feux d’automne des paysans qui nettoyaient leurs champs ou le reflet des immeubles de la ville voisine qui brûlaient, cette ville qu’il n’avait pas revue depuis si longtemps.
— Pas question de vous laisser moisir ici jusqu’à la victoire finale.
De nouveau ce clignement d’œil narquois.
Il approuva d’un geste.
— Bien, allons donc faire cette virée à Berlin.
Ils savaient tous les deux que derrière le ton cordial de leur conversation se dissimulait une mutation, un changement de service, un ordre auquel on ne pouvait se soustraire. Sans doute s’étaient-ils renseignés sur son état de santé, là-bas ; apparemment, ils avaient encore le temps de s’occuper de ce genre de choses. Ils avaient sans doute besoin de tout le monde pour l’ultime bataille. Peut-être allait-il devoir montrer à des Jeunesses hitlériennes comment on éventre un tank T34 russe avec un poignard de boy-scout. Ou peut-être avait-on besoin de ses talents pour entraîner à des combats singuliers acharnés des vétérans de la Première Guerre mondiale, pour qu’ils forment ensuite, dans leurs sous-marins individuels, au fond du Rhin, de la Vistule, de l’Oder et de la Neisse, ce grand verrou inébranlable, cette arme miracle censée stopper la progression des Alliés. Il soupira. Ils avaient certainement besoin de gens pour l’arrière. Le nombre des désertions avait considérablement augmenté, le moral au combat était tombé bien bas. Mais pourquoi l’avoir choisi, lui ? Les tribunaux militaires étaient toujours compétents pour juger et condamner. Et pour attraper les coupables et les pendre, ils en trouveraient certainement d’autres que lui. Si Langenstras voulait lui parler personnellement, il devait s’agir de quelque chose de spécial. En réalité, ils pouvaient l’engager n’importe où, de toute façon il ne pourrait pas se dérober.
— Il nous reste bien encore quelques instants, le temps de prendre mon manteau et ma casquette.
Bideaux acquiesça, et Kälterer pria une infirmière de lui chercher ses affaires.
— Cigarette ?
Bideaux lui tendit un étui en argent.
Kälterer en alluma une et aspira une profonde bouffée.
— Ah, une Juno ! « Cylindrique et longue », comme disait la réclame. J’avais complètement oublié qu’elles étaient si bonnes.
— Les relations ! ricana Bideaux. De temps en temps on arrive encore à trouver de bonnes choses.
Ils étaient dans le hall et discutaient marques de cigarettes comme des professionnels, s’entretenant des différentes espèces de tabacs européens, du noir français au russe machorka.
Kälterer écrasa sa cigarette. Ce Bideaux avait déjà beaucoup voyagé pour son âge, il avait beaucoup vu et savait se montrer à son avantage. Il boutonna sa veste d’uniforme vert-de-gris, boucla son ceinturon, passa les doigts sur la boucle gravée. Mon honneur s’appelle fidélité. Il avait toujours préféré cette maxime à ce Gott mit uns qui serrait le ventre du simple troufion. De quel côté pouvait bien être Dieu, sinon de celui des moutons ?
Il prit casquette et manteau pendant que Bideaux faisait toujours le malin question tabacs, regrettant d’avoir été privé du goût du caucasien, jusqu’à présent du moins, assura-t-il.
Ils sortirent. Bideaux lui tint la porte. Une Mercedes les attendait, sièges en cuir brun et chauffeur. Le jeune officier s’assit à ses côtés sur la banquette arrière.
— La voiture du chef. Vous voyez que pour nous rien n’est trop beau pour vous.
11
Quel infâme salaud il avait été !
Il tremblait plus de honte qu’à cause du froid humide de son abri de jardin. Col du manteau relevé, il retira la gamelle de navets du réchaud et se glissa dans l’espace étroit entre le divan et l’abattant de la table. Il enveloppa ses épaules dans la couverture qui lui tenait un peu chaud la nuit et se mit à avaler son maigre repas à grands coups de cuiller.
Un certain jour de novembre 1938, il avait effectivement botté le derrière de Rosenkrantz, alors qu’avec sa femme on le traînait brutalement dans la cage d’escalier. Il l’avait même insulté, traité de « sale usurier juif ! », cet homme qui ne lui avait jamais rien fait, qu’il ne voyait qu’une fois par mois quand il venait encaisser les loyers du magasin et de l’appartement.
Mais ce soir-là, il y avait eu beaucoup d’agitation dans la cage d’escalier de l’immeuble. Les troubles avaient commencé dans la rue, des heures auparavant. Les vitrines du magasin de Delikatessen des Weiss avaient été brisées et on avait obligé Sorel Schechter, le maître tailleur d’en face, à balayer les éclats de verre sur le trottoir, pieds nus et en pyjama, tandis que des adolescents des Jeunesses hitlériennes l’insultaient et lui crachaient dessus. Accoudé à la fenêtre avec Lotti, il était en train de contempler ce spectacle quand le tapage les attira sur le palier.
Ils étaient tous là, tous les voisins. La Frick, toujours vêtue avec élégance, mais le visage tout rouge.
— Les Juifs sont notre malheur ! Les Juifs sont notre malheur !
Stankowski postillonnait des choses incompréhensibles. Sa femme, d’ordinaire si réservée, criait haut et fort :
— Il était grand temps, tout de même !
La mère Fiegl, muette mais menaçante, brandissait un parapluie comme pour frapper. Et il avait effectivement donné ce coup de pied…
Les SA qui harcelaient les Rosenkrantz dans l’escalier furent interceptés peu avant la porte palière de Karasek. Ils s’arrêtèrent brusquement. Tous ceux qui s’étaient précipités derrière eux entendirent Karasek exhorter les Chemises brunes jusqu’à ce qu’ils finissent par relâcher les Rosenkrantz et quittent l’immeuble à contrecœur. Les Rosenkrantz firent demi-tour et remontèrent lentement les marches, tête basse, par l’étroit passage qu’il avait formé avec Lotti et les voisins. Nul ne dit mot jusqu’à ce que leur porte se fût refermée. La Fiegl et la femme de Stankowski retournèrent dans leur appartement respectif, mais lui, il avait dévalé les escaliers et couru dans la rue avec les autres.
Les navets semblaient durcir de plus en plus dans sa bouche ; il eut encore plus de mal à les mâcher et dut faire un gros effort pour les avaler.
Quelques semaines plus tard, Karasek était propriétaire de l’immeuble et les Rosenkrantz étaient en Amérique — ils avaient émigré, disait-on. Au 1er janvier 1939, il ne l’oublierait jamais, il dut signer un nouveau bail, avec un loyer augmenté de presque vingt pour cent. « Faut que tu comprennes, Haas, l’économie recommence à prospérer, mais les coûts augmentent aussi. Tu supporteras bien ça ; et puis, tu fais de meilleures d’affaires, depuis que cette concurrence gênante a disparu du quartier… » Karasek lui avait lancé un clin d’œil complice, et lui, il avait souri bêtement, comme un comploteur qui aurait joué un bon tour à un rival. Et il venait pourtant de subir une substantielle augmentation de loyer.