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Les navets étaient devenus immangeables, il avait perdu l’appétit. Il repoussa la gamelle au milieu de la table et s’adossa au coussin du divan.

Tout cela s’était passé avant la guerre, alors qu’il était un des partisans enthousiastes du Führer et partie prenante de cette saine communauté nationale du peuple allemand. Il avait approuvé ses idées durant la grande crise de 29, quand il avait failli être ruiné, époque où son beau magasin tout neuf allait à vau-l’eau avec tout le reste, où il avait du mal à payer son loyer, et où il fallait subvenir malgré tout aux besoins de Lotti et du petit. Le parti national-socialiste avait été son grand espoir. Et effectivement, tout se remit en marche après 1933, jusqu’à la guerre, et après encore, jusqu’au ciel…

Il avait oublié leur date de naissance, celle de leur décès, jamais : 6 juin 1940 — Kurt était tombé dans la région de Laon, dans un village qu’il avait trouvé sur la carte, mais dont il avait du mal à retenir le nom ; 2 novembre 1941, jour des Morts — Friedrich mourait des suites d’une hémorragie à Sidi Rezegh, un patelin dans le désert, les deux jambes arrachées par un éclat d’obus (un de ses camarades en permission le lui avait raconté) ; 26 juin 1942 — Reinhard s’était éteint dans un hôpital militaire de Dresde à la suite d’une blessure au ventre reçue au cours des combats de Nishnedjewizk, non loin de Voronej. Deux jours avant sa mort, il lui avait encore rendu visite, les paroles de cette délicate conversation gravées pour toujours dans sa mémoire : « Ça faisait tellement mal… comme avec un fer à souder… mais après… je l’ai vomi ce truc… tu te rends compte… cette putain de balle russe dans mon ventre… et je n’ai plus eu mal… c’est aussi simple que ça. »

Il pensait qu’il ne pourrait plus rien lui arriver de pire. Jusqu’à cette Saint-Sylvestre, le soir où il avait reçu ce télégramme : 3 décembre 1943 — « Le caporal-chef Dietmar Haas a trouvé à Stalingrad une mort héroïque pour le Führer, le peuple et la patrie. »

Il lui vint alors subitement, à la seconde, des phrases, des mots pour exprimer ses doutes, son malaise, son désespoir. Parce qu’il s’était aveuglément précipité dans le piège du Führer, comme tous les autres, toutes ces personnes soi-disant honnêtes, correctes, tous ses clients et ses voisins, ceux qui l’entouraient ce soir-là, émus par ce qu’il lui arrivait, lui présentant leurs condoléances, un verre de mousseux à la main, lui affirmant que malgré ce deuil compréhensible qui le frappait, il pouvait être fier de cette exemplaire dette du sang que sa famille avait payée au Führer pour l’honneur de l’Allemagne. C’est à ce moment-là qu’il a éclaté et qu’il leur a craché la vérité… en trois, quatre phrases.

Le lendemain il s’attendait à tout, mais il était déjà dans un autre monde. Et cet autre monde, il ne l’oublierait jamais, il n’était pas très loin, tout proche pour ainsi dire de chez lui, à quelques rues seulement — le monde des caves de la Prinz-Albrecht-Strasse.

12

Durant le trajet, ils échangèrent à peine quelques mots. Kälterer en profita pour se concentrer sur Berlin. Le crépuscule était tombé, les façades des immeubles transformées en silhouettes grises. Plus ils se rapprochaient du centre de la ville, plus apparaissaient les stigmates de la guerre. Des monceaux de gravats bordaient la Frankfurter Allee, réduisant d’autant la largeur de la chaussée. Des cratères de bombes avaient été rebouchés à la hâte. Par endroits, la pluie de la veille avait transformé la rue en un chemin de terre boueux et cahoteux. Friedrichsfelde et Friedrichshain avaient été très touchés. Des tranchées de dévastation se frayaient un chemin à travers les immeubles. Le centre n’était plus qu’un tableau de désolation. Les bombardements avaient transformé des pâtés de maisons entiers en paysages de ruines, effacé les alignements de rues. Berlin était une ville à l’agonie, elle se changeait en bûcher funéraire du Reich. Son Berlin avait disparu, cette ville n’était plus qu’un souvenir. Les gravats, les décombres, les remblais, toute cette détresse aussi qui se reflétait sur les visages des passants accablés lui rappelaient Kiev, Smolensk ou Charkov. La scène changea seulement quand ils tournèrent dans la Wilhelmstrasse. À première vue, tout ici avait encore l’air en ordre. Les aviations alliées semblaient épargner le quartier du gouvernement pour en faire le point d’orgue de leur finale furioso. Comme le loup qui veut noyer ses puces trempe prudemment une partie de son corps après l’autre dans l’eau de sorte que, prises de panique, elles se réfugient à la pointe de sa queue qu’il plonge alors avec délice sous l’eau pour mettre un point final à ce nettoyage. Mais les puces ont la vie dure. Les Alliés voulaient peut-être ménager le quartier en vue de la capitulation sans conditions. Tout devait être fait dans le bon ordre : cocktail au champagne d’abord, condamnation ensuite.

Mais tout pouvait peut-être encore changer. Des parachutistes anglais perdaient leur sang à Arnheim. Après la désastreuse débâcle de France, le front ouest était stabilisé. A la frontière de la Prusse-Orientale et au coude de la Vistule, l’Armée rouge ne parvenait plus à avancer, faisait même du surplace. Tournant de la guerre ou simple pause pour reprendre haleine ? Les divergences de vue entre les Alliés étaient peut-être insurmontables et peut-être saperaient-elles leur entente. Peut-être, peut-être… Trop de peut-être dans tout ça.

Ils longeaient le complexe moderne de l’Europahaus, ce gros cube avec sa façade aussi immaculée qu’avant la guerre, qui s’étendait de la Anhalterstrasse jusqu’au musée des Arts et Traditions populaires de facture classique. En 1936, à l’Europacafé, ils avaient fêté le Nouvel An jusqu’à l’aube. Les tables de marbre blanc avaient été repoussées contre les murs pour faire place aux danseurs. Avec Merit, ils ne rataient pas une valse lente. Plus la soirée avançait, plus elle buvait de punch, et plus elle buvait de punch, plus elle se blottissait contre lui. Elle avait posé sa tête sur son épaule. La lumière des lustres étincelait sur ses cheveux châtains et donnait un éclat roux à ses boucles. Elle levait parfois vers lui un regard tendre, souriait d’un air satisfait et se pelotonnait encore plus dans ses bras. Deux mois plus tard, ils se mariaient. Un couple heureux, le jeune officier de police ambitieux et la musicienne jolie et douée.

Le chauffeur freina brutalement, vira brusquement dans la Prinz-Albrecht-Strasse et la voiture s’arrêta peu de temps après devant la porte du numéro 8. Deux sentinelles se tenaient de chaque côté de l’entrée, derrière des sacs de sable et des barbelés qui empiétaient sur presque toute la largeur du trottoir.

— Eh oui, ces derniers temps les mesures de sécurité ont encore été renforcées.

D’un seul élan, Bideaux gravit les trois larges marches du perron et tint la lourde porte à Kälterer. A droite et à gauche du portail principal s’élevaient deux colonnes massives au sommet desquelles plusieurs statues de pierre formaient une sorte d’avant-toit. Il reconnut un potier et une dentellière. Le bâtiment avait autrefois abrité une école d’arts appliqués et les sculptures apprêtées des fenêtres supérieures, les frises décoratives du genre baroque révélaient encore de manière flagrante la première destination de cet immeuble en pierres de grès. On disait que Goering, au cours d’une de ses heures de beuverie, avait salué le Reichsführer-SS Himmler en levant son verre avec ces mots : « C’est ici que nous allons modeler l’homme nouveau, même s’il nous faut commencer par lui briser tous les os. »