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Bideaux, qui l’avait précédé de trois pas, ralentit l’allure pour qu’il puisse mieux le suivre, appuyé sur sa canne. On contrôla leurs papiers au passage et ils traversèrent le vaste hall d’entrée où leurs bottes sonnèrent bruyamment.

13

« Qui est la pute qui t’a chié au monde ? »

Haas avait du mal à se rappeler les premiers interrogatoires de la Prinz-Albrecht-Strasse. Les caves voûtées sans fenêtres étaient à peine éclairées, des cris venus de très loin parvenaient difficilement à sa conscience, les cris des autres. Il arrivait encore à reconnaître sa cellule, la pièce où on l’interrogeait et qu’on plongeait dans la pénombre, avec sa table de bois branlante et la lampe dont la lumière crue l’aveuglait. Il entendait sans les comprendre les nombreuses questions qui se télescopaient dans son crâne comme un écho mille fois répété pas plus qu’il ne comprenait ses réponses qui crissaient dans son souvenir comme des grincements de scie.

Ils ne l’avaient pas battu, mais humilié, roué de fatigue selon toutes les règles de l’art, jusqu’à ce qu’il soit réduit à un petit amas pathétique, tremblant et fiévreux, prêt à signer tous les procès-verbaux, de toute façon, ils savaient déjà tout.

Puis vinrent les débats au tribunal, dont il ne gardait aucun souvenir. Il n’avait en revanche jamais oublié le verdict. Dix ans — deux mots marqués au fer rouge en plein cerveau. Maison de correction. Une maison de repos, tout compte fait : plus d’interrogatoires la nuit, pas de peur du lendemain pour le tourmenter. Il suffisait simplement de se laisser aller au rythme sourd de la journée : dormir, manger, travailler dur, assembler des pièces de moteurs d’avions, douze, quatorze heures par jour.

Un matin, ils l’avaient arraché à cette monotonie, sans commentaires et sans explications. Ils avaient pénétré dans sa cellule, le maton et deux hommes en manteaux de cuir, lui avaient ordonné de le suivre et de monter dans un camion à caissons avec une douzaine d’autres compagnons de misère. Après quelques heures de route, on les avait fait descendre à un endroit qu’il ne connaissait pas. Aussitôt arrivé, on l’avait poussé d’une bourrade dans une baraque. Il y avait un officier SS, carré dans son fauteuil, chaussé de bottes vernies lustrées, les pieds sur la table, plongé dans un dossier qu’il tenait négligemment d’une main tout en secouant de l’autre sa cendre de cigarette sur le sol.

Il ne se passa rien. Un silence de plomb régnait dans la pièce ; seul le plancher grinçait de temps en temps, quand un des deux gardiens qui l’encadraient changeait de jambe d’appui. Il s’écoula une éternité avant que l’officier levât enfin la tête.

Tout ce qu’il supporta plus tard au camp allait être mille fois plus inhumain que ce qu’il vécut ce premier jour. Et pourtant, ce premier jour fut pour lui l’expérience la plus décisive. Non seulement parce qu’elle le surprit alors que rien ne l’y avait préparé, mais parce qu’il comprit qu’au moment précis où il était entré dans ce lieu, il avait cessé d’exister en tant qu’être humain. Et il le sentit à l’instant où l’officier, ce porc, fit une moue de dédain, se passa la langue sur les lèvres, ouvrit la bouche. Il sut tout à coup que le diable avait les yeux bleu clair.

« Qui est la pute qui t’a chié au monde ? »

Il se sentit rougir d’indignation et de peur. Il ne put soutenir le regard, se cramponna nerveusement des deux mains à son pantalon trop large et privé de ceinture et ses yeux fixèrent un point dans le vide. Il ne trouvait tout simplement pas de réponse à cette question et sentit pourtant, instantanément, que dans cette pièce la moindre hésitation pouvait coûter la vie.

Quelques secondes plus tard, il se retrouvait à terre. Il ressentait des douleurs dans la région des reins, un liquide chaud lui coulait de la bouche et quand il essaya de déglutir, ce fut pour constater que ce qu’il avalait là de dur était ses incisives.

— Pour la dernière fois, le nom de cette maudite vieille pute qui t’a chié au monde ?

Le plateau du bureau lui masquait l’officier. Le sang coulait de ses lèvres éclatées et formait une flaque rosâtre sur le plancher de bois.

— Ma mère… ma… elle a reçu une médaille du Führer… elle a eu la Mutterkreuz.

Rires, coups de pied. Il était étendu sur le dos, jambes rejetées sur le côté. De nouveau des rires et des coups de pied. Il voyait à travers un brouillard le plafond de la baraque tapissé de lambris neufs.

— Il n’a toujours pas compris. Allez, on reprend, tout doucement : Quelle putain… ?

Les coups de pied dans le bas ventre étaient si brutaux qu’il crut que ses testicules allaient éclater. Millimètre après millimètre, son corps se recroquevilla dans d’indescriptibles douleurs jusqu’à ce que ses genoux viennent toucher son front, que ses muscles soient secoués de spasmes et que sa vessie et ses intestins se vident.

— Il va tout dégueulasser, Sturmführer !

Rires.

A présent encore il avait cette puanteur dans les narines, sa puanteur. Mais, après ce qu’il avait vécu dans ce camp, cette odeur ne le gênait plus. Ce qu’il avait fini par répondre était bien pire.

— Ma mère…

— Le nom de cette truie ?

— Elisabeth.

— Née ?

— Née… Schreiber.

— Bien, et maintenant la même chose, en une seule phrase, pour le formulaire !

— Ma mère… Elisabeth, née Schreiber…

Coups de pied.

— … cette vieille pute.

— Brave garçon !

— … m’a… tas de merde… chié au monde.

— Ben voilà, on finit quand même par y arriver ! On finira bien par faire de toi un bon Allemand.

14

Kälterer remarqua aussitôt la forte corpulence de Langenstras, debout devant une des grandes fenêtres, mains croisées dans le dos, contemplant le parc qui s’étendait jusqu’à l’arrière des bâtiments de l’Europahaus. Ses cheveux poivre et sel étaient réglementairement rasés sur la nuque, mais la veste d’uniforme pas entièrement boutonnée laissait la patte de col ornée de l’insigne brodé d’or flotter lâchement contre son cou ridé.

— Heil Hitler, Gruppenführer !

Kälterer se mit au garde-à-vous.

Langenstras se retourna lentement, plongea quelques instants ses yeux dans les siens, détourna brusquement le regard et désigna sans un mot une table et quelques sièges situés près d’une fenêtre, dans le coin droit de la grande pièce aux rayonnages de livres reliés plein cuir. D’un coup d’œil fugace, Kälterer y décela des ouvrages théoriques sur la police et ses méthodes d’investigation, des titres familiers. Il s’assit dans un des trois imposants fauteuils de cuir.

— Voulez-vous boire quelque chose ? Café ?

La voix sombre semblait légèrement voilée.

— Volontiers, merci.

Langenstras pressa un bouton et repoussa une pile de dossiers. Au-dessus de lui était accroché un grand tableau représentant le Führer à la fête des moissons sur le Bückeberg. Suivi d’une nombreuse escorte, un bouquet de fleurs des champs à la main, il gravissait un pré fraîchement coupé. Des paysans en costume traditionnel, des jeunes filles en blouse blanche et des Jeunesses hitlériennes en culottes courtes faisaient la haie d’honneur. Leurs visages exprimaient clairement la solennité avec laquelle ils accueillaient ce moment : le Führer bénissait la moisson et la patrie allemande. Rien d’idéaliste dans ces jeunes visages sérieux, le peintre les avait représentés avec réalisme. Kälterer les connaissait, il les avait déjà vus des centaines de fois, peut-être même en ce jour de janvier 1933, le jour du Redressement national, celui où le Führer avait été nommé chancelier. Il l’avait vu debout à une fenêtre de la chancellerie du Reich, avant les retraites aux flambeaux. « Allemagne, nom sacré, infinie Patrie », avaient chanté les foules. Ça l’avait pénétré jusqu’à la moelle, remué au plus profond de lui-même. Il en avait été, comme Goethe à Valmy. Mais tout cela allait plus loin encore : il avait compris qu’à dater de cet instant commençaient des temps nouveaux qui ne toléraient ni hésitation ni mollesse, où il fallait s’engager corps et âme. Des temps qui allaient tout changer, pour lui aussi. Et il ne voulait pas manquer ça.