— Une question, Gruppenführer.
Langenstras haussa le sourcil gauche.
— Comment dois-je m’y prendre ?
— Que voulez-vous dire ? Vous êtes un professionnel et vous savez comment on enquête.
Il devint plus direct.
— Je veux dire, si mes investigations rejoignaient celles de la police criminelle et qu’on ne découvre aucun mobile politique ?
— Amenez-moi un coupable et nous verrons bien !
Langenstras se tourna vers la porte.
— Je suis très occupé. Je vous prie de m’excuser, Sturmbannführer, mais il faut que je mette fin à cet entretien. On a déjà emménagé vos affaires dans un petit hôtel. Nous n’avons malheureusement pas trouvé de meilleur cantonnement. Il faut que nous nous serrions tous un peu les coudes. Vous travaillerez seul, mais vous aurez une voiture de fonction avec chauffeur, elle vous attend d’ailleurs en bas. Nous avons aussi trouvé un bureau pour vous ; comme le logement, il n’est pas tout à fait à la hauteur de votre grade, et je m’en excuse par avance. Vous avez aussi une secrétaire. Bideaux vous informera de tout le reste.
Langenstras ouvrit la porte et le prit par l’épaule.
— Au revoir, Sturmbannführer, et avec des résultats appropriés. Faites-vous d’abord conduire à l’hôtel. Reprenez des forces avec une bouteille de riesling. Elle vous attend déjà.
Kälterer fit un salut réglementaire.
— Ah ! j’y pense : saluez votre épouse de ma part.
Et Langenstras disparut derrière la porte du bureau qui claqua. Kälterer regarda autour de lui. Nulle trace de Bideaux. Il descendit lentement le large escalier, posant prudemment le pied de la jambe blessée, s’efforçant de peser dessus le moins possible. Dans son dossier personnel, il y avait donc aussi des renseignements sur sa vie privée. Peu importait après tout. Dans un premier temps, il pouvait rester à Berlin, se consacrer à une chasse à l’homme dans la grande ville, retrouver son premier métier. Le travail honnête, propre et socialement utile d’un fonctionnaire de police.
15
Ce fut seulement après avoir examiné plus attentivement l’appareil qu’il comprit : il fallait fixer au dos le petit câble que le vendeur lui avait donné et qui servait d’antenne. Il venait de troquer cette espèce de petite caisse en bois brun dans une centrale d’échanges, contre six bocaux de compote de pommes que Lotti avait préparés à l’automne 1940, comme en faisaient foi les étiquettes. De retour dans son refuge, il avait tenu à immédiatement écouter la radio. Il voulait se tenir au courant, connaître tous les jours la situation du front, savoir comment la guerre évoluait, combien de temps il lui restait encore. Mais la réception avait été si mauvaise qu’il crut avoir été berné.
Il fixa le câble au mur de la cabane avec une punaise et le crachotement cessa. Il reconnut distinctement une voix à l’accent brandebourgeois qui émanait du récepteur populaire patriotique.
« Le commandement suprême de la Wehrmacht annonce… En Hollande, dans la région d’Arnheim, les troupes aéroportées ennemies ont été assiégées de toutes parts par des mouvements concentriques. Bien soutenues par des escadrilles d’avions de chasse, nos troupes ont infligé de lourdes pertes à l’ennemi, en hommes et en matériel. Nous avons fait à ce jour mille sept cents prisonniers… »
Arnheim ? Il n’avait aucune idée de l’endroit où cela pouvait être. Il essaya vainement de se représenter une carte de la Hollande. Le dessin des côtes, les fleuves et les villes, tout cela restait trop vague. Mais il comprit néanmoins une chose : l’ennemi serait bientôt sur le sol allemand, la guerre ne durerait plus très longtemps. Il n’avait plus de temps à perdre. Seule la guerre lui donnait la garantie nécessaire à la réalisation complète de ses plans. Il ne se souciait pas de savoir jusqu’à quel point elle menaçait aussi sa propre vie : il n’avait plus rien à perdre. Quand il en aurait fini, ils pouvaient bien le coller contre un mur ou le pendre à un crochet de boucher, il prendrait ça avec le sourire. Une seule chose lui serait inacceptable : qu’ils le jettent de nouveau en prison ou le déportent dans un camp. Ça, jamais — absolument plus jamais.
« Au nord-ouest de La Chapelle, l’ennemi a réussi à poursuivre son avance, soutenu par de nombreux panzers. Au nord-est, toutes les attaques ont été vigoureusement repoussées, en partie au prix de lourdes pertes pour l’ennemi. Notre contre-offensive gagne lentement du terrain… »
La Chapelle, la ville préférée de Charlemagne, le palais, la cathédrale avec son chœur et son immense lustre, le trône de marbre du fondateur de l’empire, la salle du couronnement dans le vieil hôtel de ville, les fontaines élyséennes. Peu de temps avant leur mariage, il avait visité la ville avec Lotti quand ils étaient allés passer le week-end à Eschweiler où il avait demandé sa main. Ses futurs beaux-parents étaient bien disposés envers lui, se demandant toutefois si Lotti, et ses dix-huit ans, n’était pas trop jeune pour se marier. Il leur exposa qu’une année auparavant, au décès de son père, il avait repris le magasin, pouvait donc se vanter d’économies substantielles et de revenus au-dessus de la moyenne. Ils furent convaincus. Et après que sa mère eut déménagé à Guben pour aider sa sœur célibataire à la ferme de ses grands-parents, il avait repris le grand appartement familial de la Sophienstrasse.
« Les tirs de harcèlement des VI sur Londres se poursuivent… »
Ils ne dirent pas à ses parents que Lotti était enceinte et leurs cris d’allégresse firent passer la rapide venue de Fritzchen pour une naissance prématurée. Ce pieux mensonge ne fut jamais remis en question ; on restait ébahi, au contraire, de constater que le petit était aussi vite devenu un si fort gaillard au teint si rose, éclatant de santé, qu’il ait su marcher si tôt et apprenne si vite à parler. Et qu’il était fier de son fils, le dernier rejeton de la famille, et de Lotti, sa jeune femme si distinguée !
« Sous le couvert de brouillards artificiels, l’ennemi a tenté de traverser la Vistule à plusieurs endroits dans les environs de Varsovie… De même, au nord-ouest de la ville, les assauts répétés des bolcheviques ont été repoussés par nos tirs nourris… »
Lotti et Fritzchen, sur une plage de la Baltique, en promenade dans le Harz, à la Pentecôte chez sa mère à la ferme de Guben, Fritzchen au milieu des porcs et des vaches, Fritzchen à dos de cheval, hurlant de peur, Fritzchen dans le jardin de la colonie des jardins ouvriers à jouer avec son ballon de réclame pour Nivea, qui était encore rangé sur la plus haute étagère de la cabane, triste et poussiéreux. Il était presque entièrement dégonflé et il avait du mal à se le représenter roulant dans l’herbe, bien rond, bleu et blanc, avec Fritzchen à qui il échappait toujours…
« La nuit dernière, des attaques terroristes ennemies ont été dirigées contre Mönchen-Gladbach et Budapest… »
Après que le garçon eut passé tous les caps difficiles de la petite enfance et eut été admis à l’école, Lotti s’occupa davantage de l’aménagement de l’appartement. Elle changea peu à peu les vieux meubles qui dataient presque tous de ses parents pour de précieux meubles de style qui lui donnèrent un éclat tout bourgeois. Il était fasciné par son goût, la sûreté de ses nouveaux achats. Tout était en harmonie, styles et couleurs. Chaque soir, quand il fermait la boutique et rentrait chez lui, il était heureux d’avoir épousé une femme qui s’occupait si bien de lui, se souciait de l’éducation du petit, lui aménageait un foyer bien soigné, tout en lui donnant l’impression qu’il pourrait encore faire mieux à l’avenir. Les choses allaient de l’avant…